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La responsabilité de protéger :
une perspective francophone
André Cabanis
Jean-Marie Crouzatier
Ruxandra Ivan
Ernest-Marie Mbonda
Ciprian Mihali
Idea Design & Print
Editură, Cluj
2010
Contribution du collectif
« Francophonie, États francophones et francophonie »
de l’Agence universitaire de la Francophonie
à la préparation du Sommet de Montreux,
octobre 2010
Préface
Ces dernières années les ****es internationaux relatifs à la responsabilité de protéger se sont multipliés. Certes, on peut regretter que ce concept se limite à quatre domaines circonscrits puisqu’il s’agit, pour les Etats et pour la communauté humaine toute entière de protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et du nettoyage ethnique. Il n’en reste pas moins que l’abondance de ces ****es est une bonne chose.
Néanmoins, les problèmes demeurent et notamment celui d’un retard patent du fait sur le droit. En dépit des déclarations solennelles des Nations Unies, par exemple le ******** final du sommet mondial adopté le 15 septembre 2005 ; en dépit des interventions fortes de la Francophonie, par exemple la Déclaration de Saint-Boniface (2006), la responsabilité de protéger n’est pas toujours assumée. Tant s’en faut !
Plus grave, l’incohérence d’un système global dans lequel le maintien des situations acquises coexiste avec des principes qui, par nature, en exigeraient la disparition. Toute l’histoire des droits de l’homme est ainsi faite d’ombres et de lumières, de contrastes entre un discours universaliste et des pratiques égoïstes.
L’analyse de la responsabilité de protéger envisagée dans son développement historique est d’un grand intérêt. Au sein du Comité de coordination et de suivi du Programme thématique Etat de droit, démocratie et société en Francophonie, l’Agence universitaire de la Francophonie dispose d’une équipe pluridisciplinaire parfaitement à même d’assumer cette tâche.
Ce Comité, en effet, regroupe des philosophes, des juristes des historiens et des spécialistes des sciences politiques qui se rencontrent régulièrement. Le présent ouvrage est une preuve qu’ils ont réussi à envisager simultanément l’exégèse juridique des ****es, l’analyse des motifs politiques et des pratiques diplomatiques ainsi qu’une réflexion philosophique et éthique sur le principe et ses implications.
L’hypothèse de départ, selon laquelle en matière de la responsabilité de protéger existerait une spécificité de la démarche francophone, peut paraître d’autant plus étrange qu’il s’agit de principes universels. Et si spécificité il y a, quelle plus-value cette démarche peut-elle apporter à la réflexion et à l’action de la communauté internationale ?
Les auteurs montrent que la spécificité est d’abord liée aux objectifs : beaucoup plus qu’aux Nations-Unies, l’accent est mis sur la prévention et l’accompagnement. Par ailleurs, les acteurs privilégiés de la Francophonie sont – outre les Etats et les OIG – ceux de la société civile. A mes yeux, ces deux éléments sont étroitement liés. On ne peut pas réellement mener une politique préventive si on n’a pas d’impact sur la **** de la société.
Quant à la plus-value, selon les auteurs, elle est triple. Les ****es de référence de la Francophonie paraissent plus précis et plus détaillés que ceux des Nations-Unies. Ils témoignent, en outre, d’une certaine réflexion sur la souveraineté et la culture démocratique. Enfin, ils se fondent sur une solide expertise dans le domaine de la formation à la culture politique et juridique.
Malgré les insuffisances et les échecs repris dans la Déclaration de Bamako (récurrence de conflits, interruptions de processus démocratiques, génocides et massacres, violations graves des droits de l’Homme, …) qui, rédigée six ans plus tôt, préfigure la Déclaration de Saint- Boniface ; malgré le manque de volonté politique à réagir alors que la responsabilité de protéger devrait être assumée par la communauté internationale, l’ouvrage se veut résolument optimiste.
Il est vrai que nous allons dans le sens d’une plus grande conscientisation universelle. Peut- on dire, à l’instar de Teilhard de Chardin, que l’humanité est sur la voie d'une ère d'harmonisation des consciences fondée sur le principe de la « coalescence des centres », chaque centre, ou conscience individuelle, étant amené à entrer en collaboration toujours plus étroite avec les consciences avec lesquelles il communique ?
Le présent ouvrage s’adresse prioritairement aux décideurs politiques ainsi qu’aux chercheurs en droit et en relations internationales. Il s’inscrit dans le prolongement de l’ouvrage de Méthodologie de la recherche en droit international, géopolitique et relations internationales. Néanmoins, il ne manquera pas d’être utile à des chercheurs d’autres disciplines. Je pense notamment aux philosophes, aux anthropologues, aux historiens et aux sociologues.
L’Agence universitaire de la Francophonie considère que le soutien aux chercheurs - surtout aux étudiants de maîtrise, doctorants et post-doctorants - est une priorité. Si d’ores et déjà elle accorde à certains d’entre eux une bourse de mobilité, elle a la ferme volonté de les aider tous dans leur démarche scientifique.
C’est le sens de l’ensemble des ouvrages – tous d’une rigueur scientifique et d’une clarté méthodologique remarquables – qui sont publiés par le Collectif « Francophonie, Etats francophones et francophonie » sous la direction de Jean-Marie Crouzatier, Université Toulouse 1 Capitole (France).
Manfred Peters
Président de l’Université de Paix
Membre du Conseil scientifique de l’Agence universitaire de la Francophonie
Avant-propos
Entrepris à l’initiative du Comité de coordination et de suivi du Programme thématique État de droit, démocratie et société en Francophonie de l’Agence universitaire de la Francophonie, ce rapport est issu de deux séminaires de recherche réunissant des politistes, des juristes et des philosophes, qui se sont tenus à Cluj (Roumanie) et Paris (France) en mars et juin 2010.
Ont participé à ces séminaires et à la rédaction de ce rapport : André Cabanis, professeur d’histoire du droit à l’Université Toulouse 1 Capitole (France) ; Jean-Marie Crouzatier, professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole (France) ; Ruxandra Ivan, professeur de sciences politiques à l’Université de Bucarest (Roumanie) ; Ernest-Marie Mbonda, professeur de philosophie à l’Université catholique d’Afrique centrale, Centre d’études et de recherches sur la justice sociale et politique, Yaoundé (Cameroun) ; Ciprian Mihali, professeur de philosophie à la Faculté d’histoire et de philosophie de l’Université Babeş-Bolyai, Cluj (Roumanie).
Bogdan Dragoş, doctorant à l’Université Babeş-Bolyai, Cluj (Roumanie), a effectué les recherches ********aires.
Claude-Emmanuel Leroy, directeur adjoint du Programme État de droit, démocratie et société en Francophonie de l’Agence universitaire de la Francophonie, a supervisé ces rencontres et l’élaboration du rapport.
André Cabanis, Jean-Marie Crouzatier et Ciprian Mihali ont relu, corrigé, harmonisé et relié les différentes contributions.
Cette étude est le résultat d’une élaboration collective, interdisciplinaire et internationale francophone, soutenue par l’Agence universitaire de la Francophonie. En effet, une des tâches que s’est donnée l’Agence universitaire de la Francophonie est de permettre à la communauté universitaire de mieux appréhender certaines missions de la Francophonie, dont celle de contribuer à la promotion de la paix et au respect des droits de l’Homme. Il s’agit de favoriser une réflexion sur cette mission à travers une approche universitaire différente et complémentaire de l’approche gouvernementale et intergouvernementale.
Les opinions exprimées n’engagent que leurs auteurs.
Liste des abréviations, des acronymes et des sigles utilisés
A.C.C.T. Agence de coopération culturelle et technique
A.C.P. États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique
A.E.F. Afrique équatoriale française
A.G. Assemblée générale des Nations unies
A.I.F. Agence intergouvernementale de la Francophonie
A.L.E.C.S.O. Organisation de la ligue arabe pour la culture, l’éducation et la science
A.L.E.N.A. Association de libre échange d’Amérique du Nord
A.N.Z.U.S. Traité d’assistance mutuelle Australie – Nouvelle-Zélande – États-Unis
A.O.F. Afrique occidentale française
A.P.D. Aide publique au développement
A.P.E.C. Asia-Pacific economic cooperation
A.S.E.A.N. Association des nations d’Asie du Sud-Est
A.U.F. Agence universitaire de la Francophonie
B.I.T. Bureau international du travail
C.E.D.E.A.O. Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest
C.I.J. Cour internationale de justice
C.S. Conseil de sécurité des Nations unies
F.A.D. Force arabe de dissuasion
F.I.N.U.L. Force intérimaire des Nations unies au Liban
F.M.I. Fonds monétaire international
Mercosur Communauté économique des pays d’Amérique du Sud
O.E.A. Organisation des États américains
O.I.F. Organisation internationale de la Francophonie
O.I.G. Organisation intergouvernementale
O.I.N.G. Organisation internationale non gouvernementale
O.L.P. Organisation de libération de la Palestine
O.M.C. Organisation mondiale du commerce
O.M.S. Organisation mondiale de la santé
O.N.G. Organisation non gouvernementale
O.N.U. Organisation des Nations unies
O.T.A.N. Organisation du Traité de l’Atlantique Nord
O.U.A. Organisation de l’unité africaine
P.M.A. Pays les moins avancés
P.M.E. Petites et moyennes entreprises
S.A.L.T. Strategic arms limitation talks
U.A. Union africaine
U.E. Union européenne
U.N.E.S.C.O Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture
U.R.S.S. Union des républiques socialistes soviétiques
Introduction
Depuis la fin des années 1990, nombre de ****es internationaux consacrent la sécurité des populations comme un droit de l’Homme et affirment que la protection de ces dernières incombe non seulement aux États dont elles relèvent, mais aussi à la communauté internationale. Avec solennité, le ******** final du Sommet mondial des Nations unies (adopté le 15 septembre 2005) affirme la responsabilité de chaque État de protéger sa population du génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Faisant reposer la responsabilité de protéger sur le principe de la « souveraineté comme responsabilité », il énonce que la communauté internationale est résolue à aider les États à protéger leur population.
L’un des mérites du concept de responsabilité de protéger est en effet de dépasser l’opposition qui a dominé les années 1990, entre les États attachés à une stricte application du principe de souveraineté et ceux qui défendent les interventions militaires à des fins humanitaires : l’émergence du concept part de l’idée que la sécurité internationale doit être pensée, non plus uniquement en fonction de la sécurité des États dans le cadre d’un conflit interétatique, mais également en fonction de la sécurité des populations civiles victimes d’un conflit armé, surtout interne.
C’est pourquoi le ******** prévoit une action collective de la communauté internationale au cas où les moyens pacifiques seraient insuffisants et où les autorités nationales s’avéreraient incapables d’agir ou se refuseraient à le faire. Cet engagement contracté par les États membres de l’ONU laisse cependant en suspens nombre de questions quant aux incidences de la responsabilité de protéger et notamment aux critères d’une intervention. C’est la raison pour laquelle le principe ne fait pas l’unanimité dans les enceintes internationales. Certains craignent que trop de réserves soient prévues qui rendraient ce principe pratiquement inopérant ; d’autres redoutent qu’il serve de pré****e pour promouvoir des objectifs politiques (il ne faudrait pas que la responsabilité de protéger soit une illusion supplémentaire, c’est-à-dire que l’on assiste à un supplément de violence internationale au nom de la sécurité pour les populations). Le Secrétaire général des Nations unies lui-même reconnaît la nécessité de définir plus clairement la portée et l’applicabilité du principe : en d’autres termes d’engager un processus de « normativisation » qui permettrait la substitution d’une logique juridique à une logique politique. Comment le principe peut-il être concilié avec des concepts traditionnels tels que celui de souveraineté de l’État ? Comment ce principe doit-il être mis en œuvre et comment garantir qu’il n’en sera pas fait un usage contraire aux règles des Nations unies ? L’Organisation des Nations unies a-t-elle les moyens de rendre ce principe opérationnel ? L’enjeu est de définir les conditions de mise en œuvre de la responsabilité de protéger, sachant que ce concept n’est défini ni dans la charte, ni dans les résolutions du Conseil de sécurité ou de l’Assemblée générale.
La Francophonie a apporté sa contribution au débat en cours, principalement en adoptant en 2006 la Déclaration de Saint-Boniface qui reprend et précise la notion de responsabilité de protéger. Ceci n’a rien d’étonnant pour deux raisons : d’abord, la Francophonie s’inscrit clairement dans le cadre des Nations unies et aucune des réflexions engagées au sein de l’Organisation mondiale ne lui est étrangère ; ensuite, la Francophonie accorde la première place aux droits de l’Homme et à la dignité de la personne humaine. C’est à ce titre qu’elle a joué un rôle pionnier dans la reconnaissance du principe de la responsabilité de protéger puisque ce dernier figure déjà explicitement dans la déclaration adoptée par la Xe conférence des chefs d’État et de gouvernement ayant le français en partage, à Ouagadougou, le 27 novembre 2004 (par. 80) : « Nous réaffirmons que les États sont responsables de la protection des populations sur leurs territoires. Nous reconnaissons cependant que lorsqu’un État n’est pas en mesure ou n’est pas disposé à exercer cette responsabilité, ou qu’il est lui-même responsable de violations massives des droits de l’Homme et du droit international humanitaire ou de la sécurité, la communauté internationale a la responsabilité de réagir pour protéger les populations qui en sont victimes, en conformité avec les normes du droit international, selon un mandat précis et explicite du Conseil de sécurité des Nations unies et sous son égide ». Il est intéressant que la Francophonie s’approprie cette notion de « responsabilité de protéger » ; il est révélateur qu’elle en subordonne l’application aux décisions d’un organe des Nations unies.
La réflexion du collectif « Francophonie, États francophones et francophonie » porte sur la plus-value que peut apporter l’Organisation en s’associant à cette promotion du concept de responsabilité de protéger : plus-value en matière de réflexion sur le concept ; plus-value quant à son opérationnalité ; la réflexion du collectif s’attache également à évaluer l’efficacité politique de cette initiative de la Francophonie.
****es de référence
– Charte des Nations unies, notamment les chapitres VI et VII
– Assemblée générale des Nations unies. Résolution 377 (V) : « Union pour le maintien de la paix »
– Assemblée générale des Nations unies. Résolution 63/308 (14 septembre 2009) : « Responsabilité de protéger »
– Conseil de sécurité. Résolutions 1265 (1999), 1296 (2000), 1325 (2000), 1460 (2003), 1612 (2005), 1674 (2006), 1738 (2006), 1820 (2008), 1882 (2009), 1888 (2009), 1889 (2009), 1894 (2009)
– Note du Secrétaire général de l’ONU, Suite à donner aux ****es issus du Sommet du millénaire, New York, ONU, 2004, A/59/565
– Rapport du Secrétaire général de l’ONU, Dans une liberté plus grande : développement, sécurité et respect des droits de l’Homme pour tous, New York, ONU, 2005, A/59/2005
– Rapport du Secrétaire général de l’ONU, La protection des civils dans les conflits armés, New York, ONU, 2007, S/2007/643
– Rapport du Secrétaire général de l’ONU, La mise en œuvre de la responsabilité de protéger, New York, ONU, 2009, A/63/677
– Rapport Brahimi, Les opérations de maintien de la paix, New York, ONU, 2000, A/55/305
– Rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE), La responsabilité de protéger, décembre 2001
– Rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, Un monde plus sûr, notre affaire à tous, New York, ONU, 2004, A/59/565
– Charte de la Francophonie, 23 novembre 2005
– OIF, Déclaration de Bamako, 3 novembre 2000
– OIF, Déclaration de Ouagadougou, 27 novembre 2004
– OIF, Déclaration de Saint-Boniface, 14 mai 2006
– Déclaration du Sommet du Groupe des 77 réuni à la Havane, 10-14 avril 2000.
Question centrale
Dans quelle mesure la mise en œuvre des éléments constitutifs de la responsabilité de protéger tels que définis par l’ONU peut-elle s’articuler avec la démarche francophone, compte tenu de sa spécificité ?
En d’autres termes : existe-t-il une démarche francophone spécifique relative à la responsabilité de protéger ? Quels sont les instruments et les pratiques qui permettent d’identifier et de définir cette démarche spécifique ? Par rapport à la démarche onusienne, peut-on parler d’une plus-value francophone ? Comment se fait l’articulation entre la démarche onusienne et celle de l’OIF ? Comment assurer la mise en œuvre des instruments francophones de la responsabilité de protéger ? Comment affiner, dans une perspective francophone, les grilles d’analyse des différentes situations dans lesquelles le droit d’être protégé n’est plus assuré ? À quel niveau du processus de la responsabilité de protéger s’articulent les éléments onusiens et la démarche francophone : à celui de la prévention ? De l’assistance ? De la réaction ? Qu’en est-il de l’applicabilité des différents instruments ?
Hypothèse
La perspective francophone de la responsabilité de protéger, tout en s’inscrivant dans l’approche onusienne, présente une spécificité qui pourrait enrichir la conception actuellement en vigueur à l’ONU. Toutefois l’absence de précisions quant aux modalités d’action de l’OIF et d’évaluation de ses propres missions limite considérablement son efficacité. Cette efficacité nécessite l’élaboration d’un certain nombre d’outils opérationnels précis, fondés sur des indicateurs qui permettent d’identifier des situations difficiles, pour que la responsabilité de protéger, d’un principe juridique ou déclaratoire, devienne un instrument opérationnel.
Une approche pluridisciplinaire
La composition pluridisciplinaire du collectif « Francophonie, États francophones et francophonie » permet d’articuler divers champs disciplinaires (droit, science politique, histoire, philosophie) pour mener une étude combinant l’exégèse juridique des ****es, l’analyse des motifs politiques et des pratiques diplomatiques, et une réflexion philosophique et éthique sur le principe et ses implications.
Cette pluralité disciplinaire est particulièrement souhaitable pour l’analyse de la responsabilité de protéger, car le principe est à la fois à portée juridique et à connotation morale. Dans l’ordre international, cette dualité est la meilleure invitation à l’ambiguïté. Que faut-il en effet privilégier : un principe qui, par la portée universelle de son énonciation et par sa consonance éthique, semble relever de l’ordre de la morale, ou un concept juridique, celui de la protection humanitaire, qui est dans la pratique une politique de la générosité autant qu’une stratégie des intérêts ?
Il faut souligner que le principe fait désormais partie du droit positif : on s’interroge moins sur sa légitimité que sur son efficacité ; on l’envisage désormais moins comme une forme de réaction exceptionnelle que comme un processus permanent.
Modèle d’analyse
Le point de départ de l’analyse est le ******** final du Sommet mondial de 2005 qui fait directement référence à la responsabilité de la communauté internationale « d’aider à protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité… lorsque les moyens pacifiques se révèlent inadéquats et que les autorités nationales n’assurent manifestement pas la protection de leurs populations ».
Ce paragraphe 139 est en effet repris par le Conseil de sécurité, qui fait la première référence à la responsabilité de protéger dans sa résolution 1674/2006 ; il est rappelé à plusieurs reprises par l’Assemblée générale qui « décide de continuer d’examiner la question de la responsabilité de protéger » (A/63/308). Il sert de référence à la Déclaration de Saint-Boniface adoptée par les membres de l’OIF quelques mois plus tard, ainsi qu’au rapport du Secrétaire général de l’ONU du 12 janvier 2009 sur La mise en œuvre de la responsabilité de protéger.
Les dispositions du paragraphe 139 du ******** final du sommet indiquent clairement que la responsabilité de protéger repose sur trois « piliers » : la protection assurée par l’État, qu’il s’agisse ou non de ses ressortissants, qui est la seule stratégie de prévention efficace ; l’assistance internationale, puisque la communauté internationale s’engage à aider les États à s’acquitter de leurs obligations en prenant appui sur la coopération des États voisins, des accords régionaux et sous-régionaux, de la société civile et du secteur privé ; la réaction, si nécessaire, en temps voulu, lorsqu’un État manque manifestement à son obligation de protection.
Dans ce con****e, une comparaison entre l’ONU et l’OIF fait apparaître des différences et des convergences ; elle permet de préciser la spécificité de la démarche francophone et la plus-value qu’elle peut apporter à la réflexion et à l’action de la communauté internationale.
Les différences tiennent d’abord aux objectifs : la Francophonie fait de la démocratie et du développement les conditions de la paix ; sa vision est donc plus large que celle de l’ONU qui est centrée sur le maintien de la paix. Ensuite, du point de vue de la démarche, l’accent mis par la Francophonie sur la prévention et l’accompagnement la distingue de l’ONU qui – sans négliger ces deux aspects – envisage la réaction. D’ailleurs, les outils dont dispose la Francophonie sont diplomatiques et voués à la recherche du consensus ; les outils des Nations unies sont, de plus, opérationnels.
Enfin, les acteurs privilégiés par la Francophonie sont – outre les États et les OIG – ceux de la société civile ; alors que l’action des NU dépend essentiellement du Conseil de sécurité. Le séisme de janvier 2010 en Haïti a notamment démontré l’absolue nécessité d’une meilleure coordination entre les États, l’ONU et les organisations non gouvernementales. De ce point de vue, la force de la Francophonie est d’associer le gouvernemental et le non gouvernemental, l’intergouvernemental et l’infra-étatique, les États, les sociétés civiles, les ONG trans-étatiques et infra-étatiques.
Les convergences sont évidentes puisque l’action de l’OIF s’inscrit dans un cadre défini par l’Organisation des Nations unies, à laquelle chacune de ses déclarations fait régulièrement référence.
De plus, les moyens de prévention et d’assistance des deux organisations sont très comparables et permettent d’envisager une authentique complémentarité dans leur action.
Parce qu’elle est une communauté culturelle mais aussi politique, la Francophonie peut apporter une plus-value : les ****es de référence de la Francophonie paraissent plus précis et plus détaillés que ceux des Nations unies ; ils témoignent d’une certaine réflexion sur la souveraineté, la culture démocratique, les droits de l’Homme, plutôt que d’un consensus minimal comme ceux de l’ONU.
Quant aux capacités, la Francophonie dispose d’une expertise dans le domaine de la formation à la culture politique et juridique : formation, prévention, *****e précoce, gouvernance quotidienne, élections.
En revanche, il ne faut pas se dissimuler que l’OIF ne dispose pas – et n’entend pas se doter – des moyens financiers, humains et militaires que l’ONU peut déployer. Cette moindre capacité d’intervention est certes un handicap, mais elle permet à l’OIF de susciter moins de réaction de défiance en cas de prise de position puisqu’on ne peut la soupçonner de préparer une intervention armée dans les affaires intérieures d’un État.
PREMIÈRE PARTIE
La responsabilité de protéger –
du concept à la mise en œuvre
En janvier 2009, le Secrétaire général de l’ONU présente à l’Assemblée générale le rapport sur « La mise en œuvre de la responsabilité de protéger », ******** censé « donner une dimension opérationnelle à la responsabilité de protéger »1.
Ce ******** vient s’ajouter à un nombre important de ****es rédigés et présentés par les organismes internationaux et les groupes d’experts, depuis 1990, autour des questions liées à la sécurité des populations et au respect des droits de l’Homme en situation de conflit et de post-conflit.
Le lancement du concept de « sécurité humaine » en 1994 a été suivi par une large réflexion autour de cette expression aussi intuitive (dans une certaine tradition de pensée, mais aussi suite à l’évolution politique du monde dans les années 1990) que problématique (par ses implications à la fois théoriques et pratiques), au sein des institutions et des organismes internationaux, parmi les chercheurs, les hommes politiques et les experts. Une deuxième étape majeure dans l’histoire récente de cette réflexion est marquée par le rapport Evans-Sahnoun sur « La responsabilité de protéger », en 2001, présenté par la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États. Cette expression, à son tour, a suscité de nombreux discussions et ****es dans le monde entier et en Francophonie, en donnant lieu à des ********s officiels, pour aboutir au rapport du Secrétaire général de l’ONU de 2009 sur « La mise en œuvre de la responsabilité de protéger ».
Une réflexion approfondie sur ce parcours a été menée ces dernières années par les chercheurs francophones et par les institutions de la Francophonie2. Le moment semble être venu de continuer et d’élargir cette réflexion, en tenant compte des dernières évolutions du débat international, et pour apporter une contribution francophone solide, argumentée et visible au dialogue sur le principe de la responsabilité de protéger.
Dans cette première partie, et à titre d’introduction à notre travail, nous allons limiter notre intervention à deux aspects de nature théorique : un aspect plutôt philosophique, visant à suivre le parcours de la responsabilité de protéger, née comme expression en 2001 et conceptualisée en 2006, pour acquérir récemment une dimension opérationnelle avec le rapport du Secrétaire général de l’ONU en 2009. Ensuite, un aspect plus appliqué censé mettre en évidence la perspective francophone sur la responsabilité de protéger, avec ses avancées du point de vue de la réflexion mais aussi avec des propositions de nouvelles pistes pour mener plus loin cette réflexion et pour assurer une présence plus active de la Francophonie dans ce débat.
1 ******** nº A/63/677 du 12 janvier 2009.
2 Voir par exemple les publications réalisées dans le cadre du Programme thématique État de droit, démocratie et société de l’Agence universitaire de la Francophonie : « La responsabilité de protéger », nº 2, 2008 de la revue ASPECTS, Paris, Éd. des archives contemporaines ; Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire international en question, Paris, Éd. des archives contemporaines, 2009 ; Francophonie et relations internationales, Paris, Éd. des archives contemporaines, 2009.
CHAPITRE I.
La responsabilité de protéger :
concept, principe, démarche
opérationnelle
Dans l’ouvrage Sécurité humaine et responsabilité de protéger1, les auteurs mentionnent dès l’introduction que l’émergence des deux notions est relativement simultanée et s’explique par la conjonction d’événements considérés aujourd’hui comme « insupportables ». Cette émergence récente (moins de dix ans, quoique un peu plus pour la notion de « sécurité humaine », présente dans les ********s politiques internationaux et scientifiques depuis 1994) a donné lieu à de vifs débats dans le monde politique et académique, mais n’a pas encore abouti à une élaboration juridique consistante et cohérente dans le cadre du droit international.
Outre cette carence juridique qui affecte le caractère opérationnel de la responsabilité de protéger, deux autres difficultés surgissent avec la naissance de cette notion :
a) une difficulté de nature théorique : la notion vient s’interposer, en quelque sorte, entre deux autres notions qui partagent une longue histoire dans la pensée et la pratique politico-juridiques des États modernes : la souveraineté et la sécurité ; plus encore, elle remobilise dans un sens nouveau les théories des droits de l’Homme, dont la conceptualisation n’a pas pu trouver un équivalent à la hauteur de cette réflexion dans l’action politique et juridique des institutions et des pouvoirs nationaux et internationaux. Ainsi, le concept-clé de la théorie politique moderne de l’État, la souveraineté, subit une mutation profonde dans sa définition, ce qui est loin d’être accepté par bon nombre d’États, des plus puissants aux plus faibles, une mutation qui touche à ses attributs de monopole étatique et de non-partage. Selon Mireille Delmas-Marty, c’est tout l’ordre souverainiste qui est aujourd’hui mis en cause et débordé par les nouveaux défis de la sécurité internationale : « Débordé au sens littéral, car la globalisation déploie ses dangers dans l’espace planétaire (cybercriminalité, terrorisme global, crises sanitaires mondiales), entraînant parfois aussi une sorte de dilatation des effets dans le temps (changement climatique, terrorisme nucléaire, etc.). Et débordé aussi au sens figuré car il faut adapter les réponses à la globalisation, ce qui requiert des moyens considérables et peut expliquer une sorte d’érosion du monopole étatique à mesure que l’État sous-traite l’usage de la force publique, prenant le risque de se trouver concurrencé par l’essor des acteurs privés »2. La deuxième notion – le glissement d’un droit à la sûreté vers un droit à la sécurité – recouvre ce qu’on appelle aujourd’hui les dérives sécuritaires, sous la pression tant réelle que (surtout) idéologique de la menace terroriste planétarisée ; elle met en cause à la fois l’idée d’une protection contre tout danger (et, en arrière-plan, l’idée que c’est à l’État que revient la tâche de garantir la sécurité de ses citoyens) et la légitimité de toute intervention au nom même de la protection de cette liberté fondamentale, de ce droit des droits que serait la sécurité3. Les droits de l’Homme, enfin, ont connu une transformation dans le sens d’une « concrétisation » : ayant été jugés comme trop abstraits et indéterminés, leur transformation prend la forme d’une surdétermination sécuritaire, aussi dangereuse dans son application brutale que l’irrespect effectif de ces droits et libertés fondamentaux. Une telle surdétermination provient, comme nous l’avons montré ailleurs4, de la réactivation du « noyau vital » et de la « nature humaine » invoqués récemment par les théoriciens de la sécurité humaine, comme le support concret sur lequel peuvent s’accrocher aujourd’hui les droits de l’Homme. C’est pourquoi, même dans la tentative juridique de ré-hiérarchisation des droits de l’Homme en vue de les rendre plus opérationnels, ceux qui concernent la dignité de la vie humaine passent en haut d’une pyramide prenant en compte leur ordre de protection.
b) une difficulté de nature pratique, en fait une complication de nature tragique issue des événements généraux et spécifiques qui, sous le coup de la globalisation accélérée, ont d’une part provoqué l’augmentation de l’insécurité des populations et des personnes et d’autre part montré l’incapacité de la société internationale en tant que société interétatique de prévenir des conflits, des crises, des crimes et autres, ou de réagir en temps voulu.
Compte tenu de cet échafaudage généreux mais incomplet et problématique, plusieurs propositions et ********s ont été formulés qui essaient d’articuler la notion de sécurité humaine au principe de la responsabilité de protéger. Nous ne cherchons pas ici à distinguer entre la dimension notionnelle et celle principielle des deux expressions, ni de suivre la généalogie récente de cette distinction ; elle a été faite d’une manière argumentée et explicite par Michel Bélanger dans l’ouvrage cité plus haut5. Ce qui nous intéresse dans cette introduction est, dans un premier moment, la manière dont le rapport du Secrétaire général de l’ONU de 2009 tente de résoudre les tensions et les difficultés de cette articulation et, dans un deuxième moment, d’avancer quelques propositions d’analyse issues du travail académique réalisé au sein de l’Agence universitaire de la Francophonie.
La mise en œuvre de la responsabilité de protéger – ou qu’est-ce qu’une souveraineté responsable ?
Le rapport du Secrétaire général invoque dans son premier chapitre les trois paragraphes du ******** final du Sommet mondial de 2005 (138, 139 et 140) qui constituent l’occasion et la justification de ce rapport. Ainsi, l’article 138 prévoit de manière explicite que « c’est à chaque État qu’il incombe de protéger ses populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité ». Après avoir mis en évidence ce rôle de protection par l’État des populations comme l’une de ses prérogatives souverainistes, le ****e se poursuit dans le même article et dans l’article suivant avec la mention du devoir de la communauté internationale d’encourager et d’aider les États à protéger les populations contre ces crimes pour marquer ensuite ce qui fait le point fort du rapport, à savoir l’engagement de l’Assemblé générale à « poursuivre l’examen de la responsabilité de protéger ».
Articulée autour des trois piliers – « la responsabilité de l’État en matière de protection », « l’assistance internationale et le renforcement des capacités » et « la réaction résolue en temps voulu » –, la conception de la responsabilité de protéger proposée par le Secrétaire général de l’ONU a pour ambition de ne pas rester au niveau théorique, mais de participer à l’effort de la communauté internationale pour donner une existence concrète, « doctrinale, politique et institutionnelle »6 à la responsabilité de protéger. Pour ce faire, le rapport délimite sur le plan méthodologique dès le début le périmètre plus étroit des événements tragiques (crimes et violations) autour duquel les États peuvent parvenir à un consensus qui permettrait de rendre opérationnelle la responsabilité de protéger. Il s’agit, tout au long du rapport, du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité. Tout autre événement ou situation exceptionnelle sont laissés de côté afin d’établir ce minimum d’entente entre les États et de pouvoir donc rendre plus opérationnelle en pratique la nouvelle doctrine de la responsabilité de protéger.
Au niveau de la doctrine, le ****e du Secrétaire général apporte deux éléments majeurs de nouveauté. Si le premier est plutôt une confirmation et une explicitation d’une idée plus ancienne concernant la relation entre souveraineté et responsabilité de protéger, la deuxième – qui renforce et prolonge cette idée – se veut encore plus radicale et riche de conséquences en termes pratiques, par la transposition de la prise en compte de la protection des populations en tant que prérogative exceptionnelle ou du moins discontinue vers un devoir permanent des États et de la communauté internationale. Ainsi, ce n’est pas un hasard si l’importance la plus grande est reconnue dans ce rapport aux deux premiers piliers, alors que « la réaction résolue en temps voulu » est envisagée plutôt comme un geste de dernier recours pour les situations où les actions qui constituent les deux premiers piliers échouent ou s’avèrent insuffisantes.
Le premier élément de nouveauté concerne donc la relation entre souveraineté et responsabilité de protéger. Si nous parlons ici d’une nouveauté, elle ne l’est pas dans le sens d’une innovation conceptuelle ou de l’imposition d’un nouveau langage politique et juridique en droit international ou dans le domaine des relations internationales. Il s’agit plutôt d’un recadrage de la relation entre souveraineté et responsabilité de protéger qui ne fait que préparer la dimension opérationnelle et processuelle de celle-ci. Le paragraphe 5 du premier chapitre, « Le mandat et son con****e » fait déjà état du soupçon qui doit peser sur le modèle classique de la souveraineté comme « paravent derrière lequel il était possible d’infliger en toute impunité des violences massives aux populations ». Certes, ceci n’est pas une de******ion fidèle de la souveraineté et encore moins une définition, mais elle renvoie à la théorie et à la pratique propres à l’État-nation moderne pour lequel l’un des attributs de la souveraineté serait le monopole de la violence légitime. Par ailleurs, l’idée n’est même pas de revenir, dans ce rapport, à des théories classiques ou à des énumérations des prérogatives de l’État ou des autres acteurs au sein de la société internationale ; le ****e s’attache à la de******ion des situations récentes qui ont permis de considérer que de telles exactions ont pu être infligées à des populations civiles, au nom même de la souveraineté étatique et sans que la communauté internationale soit capable de réagir en temps voulu et utile. Le Secrétaire général de l’ONU s’efforce de dire que, si nous restons à cette conception westphalienne (même si remaniée après la Deuxième Guerre mondiale) de la souveraineté, comme prérogative discrétionnaire d’un État, nous risquons de tomber, en tant que communauté internationale confrontée à des crimes et violences, dans une fausse alternative : soit attendre que les événements tragiques prennent fin (une attitude qui prouve plus ou moins directement le respect de la souveraineté de l’État où ces événements se produisent), soit intervenir avec des forces militaires de façon coercitive pour défendre les populations en danger et les victimes (une attitude condamnable alors, du point de vue de l’État en cause et de sa souveraineté).
Afin d’éviter ce genre d’alternatives, le Rapport de la commission proposée par le gouvernement canadien et dirigée par Gareth Evans et Mohamed Sahnoun, « La responsabilité de protéger », insiste dès 2001 sur la compatibilité possible et nécessaire entre souveraineté et protection en y insérant un élément qui était absent ou négligé auparavant, à savoir les populations et les individus, dont la protection doit prévaloir sur les intérêts ou les priorités des États et des relations interétatiques. Cette compatibilité se traduit par une obligation durable des États souverains envers leurs populations et par une responsabilité en trois moments, fruit d’une collaboration étroite entre les États respectifs, la communauté internationale et ses institutions : la responsabilité de prévenir, de réagir et de reconstruire.
Deux contributions conceptuelles majeures :
la positivité de la souveraineté et la permanence de la protection
Presque dix ans après le Rapport de la CIISE, le Secrétaire général de l’ONU rappelle le dispositif mis en place auparavant, confirme ses présuppositions principales et renforce l’idée de l’alliance incontournable entre la responsabilité de protéger et la souveraineté, une alliance fondée sur un « concept positif et affirmatif » de cette dernière et sur la permanence de la protection. Ces deux éléments nous semblent être, au niveau conceptuel, une contribution majeure du rapport à la réflexion et à la mise en œuvre d’une stratégie à long terme de la responsabilité de protéger. Car ils permettent en même temps, et de manière explicite, non seulement d’évoquer, mais aussi et surtout de renforcer un volet qui était négligé ou moins traité dans les ********s précédents émanant des différentes institutions internationales, à savoir le volet politique de cette responsabilité. Afin de comprendre ce tournant théorique, commençons par poser quelques questions relatives au nouveau concept de souveraineté.
Qu’est-ce que peut donc assurer le caractère à la fois positif et affirmatif de la souveraineté ? Comment une obligation nouvelle, prévue par ce ******** et par d’autres ********s internationaux auxquels les États ont adhéré, peut-elle donner un contenu supplémentaire à la souveraineté ou même la renforcer ? La réponse à ces questions se trouve dans un changement d’optique sur la relation qui doit s’établir entre les États et la communauté internationale et entre les États eux-mêmes. Ainsi, au lieu que les nations soient considérées comme des entités libres, dont la souveraineté serait la mesure de leur propre force individuelle, elles seront traitées de plus en plus comme des membres d’une communauté plus large qui n’est pas une superpuissance qui limiterait leur souveraineté par des interventions coercitives, mais un garant de celle-ci, à condition bien sûr qu’elles respectent les normes établies de concert par les membres de cette communauté. Il ne s’agit pas là d’une souveraineté conditionnée ou partagée et encore moins de la création d’une structure supranationale qui récupérerait des prérogatives souveraines des États, en affaiblissant ceux-ci, mais de ce qu’on pourrait appeler une mutualisation des souverainetés, une co-responsabilisation des États. Elle devient possible dès lors que le périmètre de la responsabilité est délimité par les quatre crimes indiqués dans le rapport (génocide, crimes de guerre, nettoyage ethnique et crimes contre l’humanité), ce qui confère du coup une positivité (au sens d’une concrétude) supplémentaire au contenu de la souveraineté, qui s’ajoute à et renforce ainsi son caractère affirmatif en tant que déplacement de sa signification d’un privilège, comme droit de recours à la violence légitime exercée exceptionnellement, vers une obligation politico-morale permanente, une responsabilité continue. La décision de délimiter l’espace de la responsabilité de protéger en y incluant les quatre crimes est sans doute une décision fondée sur une stratégie politique qui vise, d’une part, à obtenir une adhésion de la part d’un plus grand nombre d’États et, d’autre part, à préserver une dimension opérationnelle de la souveraineté comme responsabilité de protéger. Car solliciter le concept « au-delà de sa reconnaissance », pour des calamités climatiques, sanitaires ou alimentaires (et qui peuvent produire à leur tour des catastrophes humanitaires majeures, sans doute – la différence n’est pas ici d’ordre quantitatif ou statistique) ne veut pas dire que les États seraient absous de leur obligation à intervenir pour protéger les populations en danger, ni que ces mêmes États ne seraient plus responsables envers les populations ou envers la communauté internationale. Invoquer ce concept pour d’autres situations que celles prévues expressément par le rapport risquerait d’empêcher la prise de décision au niveau des institutions internationales dont les États respectifs sont membres (une prise de décision qui est souvent le résultat de compromis, de calculs cyniques ou d’opportunités politiques) et de diminuer ainsi la capacité opérationnelle de toute stratégie adoptée en commun par les États ou par ces institutions mêmes. D’autre part, de tels événements se produisent le plus souvent de manière ponctuelle, ayant des causes extérieures (par exemple naturelles) ou antérieures (par exemple le colonialisme, les dictatures, etc.) au pouvoir en place, qui ne peut pas ainsi être rendu responsable de l’état actuel des choses. Autrement dit, il est difficile, sinon impossible de remonter le fil politique de l’évolution de la société pour trouver en amont des décisions politiques, des calculs ou des choix délibérés qui auraient provoqué des fractures sociales ou seulement profité des carences législatives ou des disfonctionnements institutionnels précédents.
C’est pourquoi, par la délimitation du territoire de la responsabilité de protéger, la souveraineté acquiert une dimension nouvelle, celle de son exercice permanent en tant qu’obligation de protection. Certes, cette dimension trouve sa justification légale dans les ********s internationaux signés par les États et dans les engagements que ceux-ci ont pris les uns envers les autres et devant la communauté internationale. Mais elle a une présupposition politique encore plus forte qui procède de la manière d’envisager les quatre crimes retenus par le rapport. Cette présupposition forte est présentée dans le paragraphe 21 (p. 13 du rapport) et est formulée ainsi :
« Le génocide et les autres crimes relevant de la responsabilité de protéger ne se produisent pas par hasard. Ils résultent le plus souvent d’un choix politique délibéré et calculé, et de décisions et d’actions de dirigeants politiques prompts à tirer profit des fractures sociales et des carences institutionnelles existantes ».
Le ****e se poursuit, après quelques exemples, avec une vision encore plus explicite sur les conditions de survenance des situations tragiques :
« Même des sociétés relativement stables, développées et progressistes doivent se demander si elles sont exposées à de tels événements, si les germes d’intolérance, du fanatisme et de l’exclusion pourraient s’y enraciner et répandre l’horreur et l’autodestruction, et si leur systèmes sociaux, économiques et politiques disposent de mécanismes d’autocorrection pour dissuader et enrayer de telles pulsions… Nous courrons tous un risque si nous croyons que cela ne pourrait pas nous arriver ».
La responsabilité de protéger :
ses acteurs, ses variables
Niveau supra-étatique et trans-étatique
Niveau infra-étatique
Trois idées majeures se dégagent de ce paragraphe crucial pour la compréhension de la nouvelle interprétation de la responsabilité de protéger.
D’abord, sur un vecteur temporel, il faut considérer que les crimes retenus par le rapport font partie des stratégies qui s’établissent à long terme et ont des causes qui remontent à une évolution antérieure de la société – considérée en termes de « responsabilité de protéger » –, il y a une progression (ou plus exactement une régression) dans l’exercice quotidien du pouvoir souverain, qui tient soit à l’incapacité, soit à l’absence de volonté de l’État ou de ses institutions à protéger sa population, une minorité, un groupe, etc. Plus encore, cette évolution elle-même n’est pas une succession d’accidents ou de décisions aléatoires : une rationalité la préside et en guide les étapes, une rationalité qui n’est ni individuelle, ni impersonnelle. Autrement dit, il est question de décisions politiques, même si à l’origine les con****es empiriques ou les raisonnements qui amènent à prendre de telles décisions peuvent tout aussi bien être de nature sociale, économique, militaire, culturelle ou religieuse ; ce qui est finalement décisif dans la prise des décisions, c’est le fait qu’une certaine configuration complexe et compliquée de la société (avec ses discours, ses structures, ses hiérarchies, ses interactions) acquièrent avant et pendant la perpétration de ces crimes une dimension éminemment politique, à travers une implication des institutions de l’État et une modification (au sens de simplification et polarisation) des rapports des forces dans la société, mais également à travers une oscillation – qui devient sensible à partir d’un certain seuil – des figures de l’autorité, des mécanismes de la légitimité et de la légalité. Tout cela permet au Secrétaire général d’insister, plus que ne le faisaient les ********s antérieurs, sur la dimension politique de la préparation d’un crime de telle envergure. Certes, il peut y avoir, dans ce processus, une certaine composante qui soit prééminente et visible (une société qui connaît des tensions ethniques, des conflits religieux, des disputes linguistiques), mais tant que cette composante n’est pas récupérée politiquement et intégrée dans un rapport politique de forces, un rapport antagoniste et conflictuel total, dans un type d’idéologie et dans un type de discours public dominant, nous ne sommes pas encore dans le périmètre de la responsabilité de protéger tel qu’il est délimité par les quatre crimes retenus par le rapport. Et donc nous ne parlons pas encore d’une responsabilité de l’État engagée devant la communauté internationale dont l’État respectif fait éventuellement partie en tant que signataire de ********s et traités internationaux.
Ensuite, sur un vecteur spatial, l’éclatement des conflits sociaux, ethniques ou religieux n’est pas un « privilège » des sociétés moins développées ou moins stables. L’idée de permanence de la responsabilité de protéger se fait à ce point encore plus explicite, car elle renvoie cette fois à un processus d’institutionnalisation du pouvoir et des rapports de force dans une société. Un certain développement économique, qui peut par ailleurs créer des décalages très importants au niveau international, ne garantit pas par lui-même le fonctionnement des mécanismes de protection (de la législation et des discours publiques jusqu’aux institutions gouvernementales et non gouvernementales). Les fractures sociales peuvent être sans doute réduites grâce à l’accès plus large aux biens matériels et/ou à l’information, mais le bien-être économique individuel et collectif conditionne seulement la stabilité, la tolérance, l’équilibre entre les diverses forces sociales, sans pouvoir les pérenniser. Afin de compléter cette neutralité ou prétendue supériorité de type libéral de l’économique (vue parfois comme une solution miraculeuse à des crises profondes, que ce soit dans des régions développées ou moins développées du monde), la présence d’une stratégie politique est nécessaire, avec des institutions, des programmes, des hommes et des femmes engagés, avec une sphère publique solide pour faire entendre la pluralité des opinions, avec un dialogue répété et institutionnalisé entre les différentes cultures juridiques, les pratiques et les représentations sociales. Le revirement de l’extrême droite en Europe depuis quelques années, avec ses messages d’intolérance, de haine ethnique, raciale, de xénophobie, sur fond de crise économique ou de problèmes sociopolitiques spécifiques à certains pays, confirme cette idée du rapport selon laquelle le développement économique d’un État ou d’une communauté d’États n’empêche pas automatiquement le possible éclatement d’une tragédie. Le rapport ne parle pas de la probabilité de tels événements, mais de l’existence ou de l’émergence des conditions qui peuvent les favoriser. D’où la nécessité de créer des mécanismes institutionnels de veille et d’*****e même dans des sociétés dites avancées, capables de signaler lorsqu’un seuil critique aura été dépassé.
Enfin, sur un vecteur structurel-régulateur, l’existence des mécanismes d’autocorrection dans une société confère à la prévention un contenu concret et durable. Le premier mécanisme de ce type et le plus facile à identifier (même s’il subsiste une difficulté particulière quant à son fonctionnement effectif et correct) est de nature juridique. Le fait que les États deviennent « parties aux instruments internationaux pertinents des droits de l’Homme, du droit international humanitaire, et du droit des réfugiés, ainsi qu’au Statut de Rome de la Cour pénale internationale » (par. 17 du rapport du Secrétaire général) est la condition nécessaire, mais pas encore suffisante, pour s’inscrire dans la logique de la prévention juridique des conflits et des crimes : il faut que ces normes internationales soient intégrées dans la législation interne et que des sanctions claires et rapides puissent être prévues en cas de violations massives des droits de l’Homme ou d’incitation à commettre de telles violations. L’articulation fonctionnelle entre le droit international et le droit interne devient évidente lorsque les institutions juridiques d’un État prévoient de manière explicite non seulement la protection des minorités ou des catégories sociales vulnérables sur la **** d’un accès libre et égal à la justice, mais également des schémas judiciaires pour décourager l’impunité, qui donnent, finalement, toute la mesure de l’effectivité du système juridique. Signer des ********s pour l’adhésion aux traités internationaux est une chose, mais s’approprier de façon concrète les normes internationales et les faire communiquer avec le droit national (formel et coutumier) en est une autre. La responsabilité de protéger d’un État peut donc être évaluée selon sa capacité à mener jusqu’au bout des actions en justice contre ceux (individus ou groupes) qui se rendent coupables de violences ou d’incitations à la violence telles que décrites par le rapport.
Mais la dimension juridique à elle seule ne peut pas assurer une consistance durable au niveau interne de la prévention et de la protection. Elle reste superficielle et fragile (ou, au contraire, autoritaire, mais toujours formelle) si elle n’est pas accompagnée par une dissémination dans la société, dans ses structures institutionnelles et civiles (civiques) des pratiques et des attitudes relevant de la responsabilité de protéger. Comment une société, comment une culture peut-elle intégrer les normes et les valeurs de la responsabilité de protéger ? Ou, en d’autres termes, qu’y a-t-il de « naturel » ou d’évident dans cette opération en sorte qu’elle puisse être assimilée et assumée non seulement par quelques institutions de l’État et à titre exceptionnel, mais par les membres d’une société dans leurs pratiques quotidiennes ? La première réponse qui s’impose d’elle-même est que la conception de la responsabilité de protéger inclut des valeurs fondamentales et universelles comme le respect de la vie, une vie digne, l’interdit de tuer, etc. Mais si fondamentales et universelles qu’elles soient, ces valeurs (récupérées dans les différentes déclarations et doctrines des droits de l’Homme) n’arrivent pas à empêcher les crimes, les violences, les conflits. Il faut qu’elles puissent être intégrées dans un tissu de mécanismes politiques, juridiques, sociaux, civiques, éducationnels, religieux, dont l’action concertée et différenciée – selon l’âge, la catégorie sociale, la catégorie professionnelle, la croyance, etc. – décourage ou empêche même l’éclatement des événements tragiques. Le rapport cite quelques-uns de ces mécanismes, sans avoir la prétention et les moyens d’en épuiser la liste. Ainsi, d’une part, à l’intérieur de la société, on peut évoquer : une société civile dynamique, une presse indépendante et libre, des structures de recherche capables d’analyser les causes du déclenchement des violences, des programmes de formation, d’apprentissage et d’éducation, etc. D’autre part, il faut noter aussi que la communauté internationale peut à son tour participer de cet effort de rendre permanentes et effectives la prévention des conflits et la protection des populations à travers des leviers qui lui sont propres, et qui peuvent aller des pressions morales et diplomatiques confidentielles jusqu’aux discours explicites et directs, qui vont activer la rhétorique de la persuasion et de la dissuasion, des avantages et des inconvénients – qu’auraient les États à gagner ou à perdre (en termes même de gains et de pertes économiques) en commettant ou à l’inverse en s’interdisant de commettre des crimes relevant de la responsabilité de protéger. Enfin, toutes ces actions et efforts risquent de rester ponctuels et sans conséquences à long terme si elles/ils ne sont pas intégrés dans un processus de renforcement des capacités propres des États et des sociétés à diminuer le risque de crimes et de violences. Afin que ce processus puisse continuer dans le temps, il doit être cumulatif et comprendre un certain nombre de capacités transversales que le rapport énumère dans la partie consacrée au deuxième pilier de la responsabilité de protéger, « Assistance internationale et renforcement des capacités ». Parmi les cinq capacités évoquées par le rapport, insistons un moment sur la dernière, qui trouve par ailleurs son inspiration dans la pensée d’Amartya Sen, prix Nobel d’économie et auteur d’une riche réflexion sur la sécurité humaine dans les années 2000. L’économiste indien parle dans ses ouvrages de « capabilités » et ce terme repris de l’anglais traduit en fait ce que le rapport appelle « la capacité de reproduire des capacités », autrement dit l’absorption et l’enracinement dans la société de certaines valeurs, de certains comportements et compétences qui garantissent par eux-mêmes la possibilité de se reproduire dans l’espace et dans le temps. Dans cet exercice, un rôle majeur est joué par les institutions de formation et de recherche, dont l’importance a été souvent négligée par les institutions de l’État ou par les hommes politiques.
La Francophonie a la chance d’avoir développé depuis presque cinq décennies un réseau universitaire, académique et de recherche qui a impulsé dans ses différentes régions des réflexions, des programmes de formation et des actions de recherche autour de cette thématique de la sécurité humaine et plus récemment de la responsabilité de protéger.
À titre d’exemple, nous allons illustrer dans les pages qui suivent cette réflexion avec une synthèse réalisée en 2009 et 2010 par le collectif thématique « Figures de l’État et institutionnalisation du pouvoir » dans le cadre de l’Agence universitaire de la Francophonie. Cette synthèse n’a d’autre ambition que d’offrir aux institutions et aux décideurs de la Francophonie et de la communauté internationale un outil conceptuel, un point de vue sur les stratégies susceptibles d’être adoptées par les organisations internationales en vue de construire leurs actions prospectives autour de la responsabilité de protéger.
1 Éd. des archives contemporaines, Paris, 2009.
2 Mireille Delmas-Marty, Liberté et sûreté dans un monde dangereux, Paris, Seuil, 2010, p. 198.
3 Voir à ce sens l’excellente étude d’Étienne Balibar, « … la sûreté et la résistance à l’oppression », in Droit de cité, Paris, PUF, 1998, pp. 27-42.
4 « Sécurité humaine et droits de l’homme », in Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire international en question, éd. cit., pp. 33-41.
5 Notamment dans le sous-chapitre « Naissance d’une notion, genèse d’un principe », in Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire international en question, éd. cit., pp. 6-13.
6 Art. 2, pp. 3-4 du rapport.
CHAPITRE II.
Contribution du collectif thématique « Figures de l’État et institutionnalisation du pouvoir » au débat sur la responsabilité
de protéger1
Question centrale :
Dans quelle mesure est-il possible d’identifier des projets et des processus politiques pouvant conduire à des crises humanitaires graves (génocide, crimes de guerre, nettoyage ethnique, crime contre l’humanité) et susceptibles d’être diagnostiqués assez tôt pour permettre une stratégie de prévention efficace en temps voulu ?
Pouvoir
(gouvernance et
rapports des forces)
État
(institutions et
sphère publique)
Société-
communautés
(pratiques, valeurs et
représentations)
Autorité
(légalité et
légitimité)
Argument :
Le rapport du Secrétaire général des Nations unies, portant sur « La mise en œuvre de la responsabilité de protéger » du 12 janvier 2009, invite les chercheurs du monde entier à étudier les causes internes et externes qui font que des sociétés sombrent dans une violence qui déclenche très souvent des crises humanitaires. Un tel phénomène qui se produit sur un fond de ce que le rapport appelle « fractures sociales » et « carences institutionnelles » ne permet d’affirmer ni le caractère spontané ni la survenance « par hasard » des processus déclenchants. Des projets politiques, des processus sociaux, économiques ou autres – dont il conviendrait d’interroger la rationalité délibérative et les signes avant-coureurs – sont à l’œuvre sur le long terme. Ils relèvent très souvent, à la fois des formes d’institutionnalisation du pouvoir, des ruptures dans les rapports sociaux des forces, des mécanismes de la légalité et de la légitimité, de l’apparition de nouvelles figures de l’autorité politique et non-politique (sociale, religieuse, économique, etc.) avec des discours et des pratiques spécifiques.
Le collectif « Figures de l’État et institutionnalisation du pouvoir » se propose de réfléchir sur les critères qui permettent de déceler les choix politiques ou non-politiques qui peuvent provoquer des crises humanitaires graves, à travers une grille d’analyse qui tient compte de plusieurs indicateurs, dont : le rôle de l’État et des pouvoirs dans une société ; les discontinuités qui se produisent dans le fonctionnement des institutions, les tensions dans les pratiques sociales ; les déséquilibres dans les rapports de forces en société, etc.
Questions à traiter :
1. Quels sont les critères qui permettent de présumer qu’un choix délibéré de génocide, crime de guerre, nettoyage ethnique, crime contre l’humanité a été fait et a commencé à être mis en œuvre sous forme de préparatifs ?
La réponse à cette question devrait faire apparaître une convergence d’indicateurs tels que :
– le développement d’une propagande agressive, notamment dans les médias de grande diffusion (chaînes de télévision, radios) à l’encontre de certaines communautés ethniques, linguistiques ou religieuses ;
– l’existence et la diffusion de doctrines justifiant ces pratiques, la reprise de ces doctrines par certains responsables politiques ;
– la pratique d’arrestations arbitraires, la mise en place de milices directement ou indirectement contrôlées par les gouvernements ou par certains partis politiques, le soutien de l’armée (ou de la police) à ces milices, les exactions (expulsions de territoires, expropriations, violences aux personnes) à l’encontre des populations ciblées, la participation directe de l’administration, de la police ou de l’armée à ces violences ou à leur organisation (à leur logistique).
C’est la convergence de tels facteurs qui laisse présumer qu’un projet délibéré a été décidé ou est en train de prendre forme. Cette convergence, ainsi que la simultanéité de l’apparition de ces facteurs, ou encore leur mise en œuvre selon une succession ordonnée, crée un faisceau de présomptions. Toutefois, le projet peut prendre forme de manière progressive, alors que les violences ou les exactions ont déjà commencé. Dans ce cas, la cristallisation du projet est encouragée par la radicalisation des antagonismes, par l’absence d’opposition interne, par la faiblesse ou l’impuissance de cette opposition si elle existe, par l’absence ou l’insuffisance des réactions au sein de la communauté internationale.
a. Quels sont les critères qui permettent d’identifier un projet politique comme pouvant donner lieu à une crise humanitaire grave ?
Ces critères sont de trois ordres : 1) lois ou projets de lois visant soit à séparer les populations (apartheid, épuration ethnique ou linguistique, etc.), soit à les discriminer en réservant l’accès à certains services (par exemple l’éducation ou les établissements de santé) ou à certaines fonctions ; et d’une manière générale : lois ou projets de lois instaurant ou aggravant les inégalités ; 2) pratiques administratives, policières ou judiciaires instaurant des discriminations ou inégalités de ce type, en dehors de tout cadre légal ou en contradiction avec les lois en vigueur, liquidation d’opposants politiques, de journalistes, de militants syndicaux ou d’organisations de défense des droits civiques, etc. ; 3) discours publics visant à légitimer ces mesures : discours identitaires (racistes, etc.), discours fondamentalistes, discours de ressentiment ou de victimisation présentant certains groupes ou communautés comme victimes d’injustices ou de persécutions historiques de la part d’autres groupes ou communautés, à l’encontre desquels les premiers doivent se défendre ou prendre leur revanche, discours de bouc émissaire rendant certains groupes ou communautés responsables de crises économiques, sociales, identitaires, etc.
b. Quels sont les processus de nature non-politique (sociaux, économiques, communautaires, religieux) qui peuvent conduire à ce type de crise ?
Inégalités persistantes face à la loi et dans l’accès aux services publics (éducation, santé, etc.) ; arbitraire administratif ; impossibilité, pour les victimes d’exactions ou de dénis de droit d’obtenir justice des tribunaux ; antagonismes ethniques, religieux, linguistiques non « médiatisés » ou soustraits à la négociation, c’est-à-dire qui ne donnent pas lieu à des procédures d’arbitrage ou à des politiques de re-médiation (négociation) ou de compensation (mesures législatives pour protéger les droits de certaines communautés, politiques sociales et culturelles visant à réduire les inégalités, etc.) ; crises économiques qui intensifient ces tensions, soit qu’elles frappent préférentiellement certaines catégories sociales ou communautés, soit qu’elles favorisent le discours et la stratégie du bouc émissaire ; développement de pratiques et discours démagogiques de la part de certains partis politiques (notamment quand les chefs de parti, pour des raisons électorales, creusent les clivages ou attisent les tensions au lieu de les atténuer) ; restrictions ou suppression de la liberté de la presse (notamment d’opposition).
2. Comment identifier les seuils de discontinuités qui font basculer une situation de stabilité relative (allant du fonctionnement normal des pouvoirs publics et de la cohésion sociale jusqu’à des formes de tension ou de conflits plus ou moins maîtrisés) dans une situation de crise violente ?
La stabilité relative peut être caractérisée par l’absence de violences visibles. Une crise violente est caractérisée par des violences physiques perpétrées à grande échelle. À partir de là, on peut dire que les seuils de discontinuité qui mènent de l’une à l’autre sont définis par l’apparition de formes de violences intermédiaires, qui sont graduées qualitativement et quantitativement, c’est-à-dire selon des critères d’intensité et d’échelle. À titre d’esquisse, on peut identifier des seuils correspondant à l’apparition :
– de violences sociales : privation ou restriction de l’accès à certaines ressources : santé, éducation ; restriction dans l’accès à l’emploi ; restriction dans l’usage de certaines infrastructures (transports, communications), de l’alimentation en eau, électricité, etc. ;
– de violences aux biens : destructions de propriétés, de récoltes, d’infrastructures, etc. ;
– de violences aux personnes : intimidations, exactions, expropriations, arrestations et emprisonnements arbitraires, emprisonnement ou assassinat d’opposants politiques, de journalistes, de militants d’organisations de défense des droits de l’Homme ou de mouvements de droits civiques, etc. ;
– de violences du même type que dans l’alinéa précédent, mais perpétrées à l’encontre de communautés ou de groupes ciblés en tant que tels, à plus ou moins grande échelle, par des milices organisées ;
– soutien direct ou indirect de l’armée et/ou de la police à ces violences.
3. Quels sont les indicateurs signalant la nécessité de mise en place d’une stratégie de prévention soit par un dispositif d’aide aux États, soit en se substituant à eux pour le faire ? Si la prévention se fait par phase, quels sont les indicateurs qui signalent la nécessité de passer d’une phase à l’autre ?
Les indicateurs s’entendent ici comme des signes annonçant, de manière relativement précise, l’imminence d’une situation grave. Dans le cas qui nous concerne, il s’agit des signes qu’on peut considérer soit comme des déterminants, soit simplement comme des révélateurs d’événements de grande ampleur comme le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité.
D’une manière générale, les processus qui conduisent certaines sociétés à des crises humanitaires graves sont assez longs et se développent de manière graduelle. Les indicateurs ne se présentent pas sous la même forme à toutes les étapes du processus. De même, les indicateurs qui annoncent un génocide ou un nettoyage ethnique ne sont pas identiques à ceux qui laissent présager des crimes de guerre (ceux-ci n’étant possibles que quand une guerre est en cours) ou des crimes contre l’humanité.
On peut globalement distinguer (pour simplifier), deux grandes phases dans tout processus conduisant vers une crise humanitaire grave. Il y a une phase de relative confusion où certains facteurs sociaux et politiques apparaissent sans qu’il soit possible d’en déduire des prédictions certaines. Il y a une seconde phase, celle qui précède immédiatement les crises, où ces facteurs deviennent des indicateurs beaucoup plus précis qui ne laissent aucun doute sur l’imminence de la crise.
Par rapport à la première phase, le facteur principal est la manière dont les institutions publiques organisent la répartition des biens sociaux et politiques entre les différents groupes « ethniques » qui constituent la société. Si l’on définit ce facteur en termes d’indicateurs, on peut mentionner:
– la faible représentativité de certains groupes « ethniques » dans les institutions publiques (administratives et politiques) et la sur-représentation du groupe ethnique dont est issu le chef de l’État ;
– une discrimination manifeste dans les al********s des différentes ressources publiques (routes, écoles, hôpitaux, eau, électricité), les régions favorables ou proches du chef de l’État étant beaucoup mieux loties ;
– différenciations sociales visibles dans les grandes agglomérations (bidonville monstrueux et quartiers luxueux fermés).
Si ce facteur engendre des frustrations au sein des groupes les plus défavorisés ou les plus discriminés, ce sont ces frustrations qui à terme nourrissent des tensions particulièrement vives. Une stratégie de prévention peut dès lors être envisagée, qui consisterait à aider l’État à se doter de procédures administratives et politiques équitables de répartition des biens sociaux et politiques et à doter les régions défavorisées des infrastructures dont elles étaient privées.
Par rapport à la seconde phase (celle qui précède immédiatement les crises), on peut citer comme indicateurs :
– les manifestations de xénophobie à travers des tracts ou des médias privés ;
– l’apparition, dans le langage ordinaire, des métaphores guerrières ou belliqueuses ;
– la désignation des personnes appartenant à d’autres groupes en termes d’ennemis ;
– l’appel à la mobilisation contre les autres (indexés comme ennemis) ;
– l’ampleur des récriminations de certains groupes ethniques en direction du pouvoir central, et en direction des groupes proches de ce pouvoir.
De tels indicateurs font appel à une autre forme de prévention. Ils exigent notamment le passage d’un simple soutien à la réforme des institutions à une mobilisation plus politique (élection avec obligation de quotas de représentation des minorités, décentralisation, etc.), voire militaire : incitation des autorités politiques en place à prendre des mesures immédiates en vue de désamorcer les tensions sociales ; renforcement des dispositifs de sécurité publique ; mise en place de dispositifs d’intervention rapide.
4. Quels sont les mécanismes d’autoévaluation (faisant intervenir les institutions, les comités d’experts, les médias, le monde associatif, les ONG, l’opinion publique) que peuvent mettre en place les États en matière de prévention de crise humanitaire grave pour mieux assumer leur responsabilité de protéger ?
Rapports d’experts indépendants faisant l’objet de publications ; autoévaluation régulière des administrations conditionnant l’attribution et le renouvellement des crédits ; enquêtes ministérielles publiques ; partenariat avec les mouvements associatifs. D’une manière générale : garantie de la liberté de la presse et de la liberté de communication qui, d’une part, permettent le développement de la pensée critique spontanée, et d’autre part, assurent la publicité et la diffusion des débats, contribuant ainsi à la formation et à la vigilance de l’opinion publique.
5. Dans quelle mesure la Déclaration de Bamako s’inscrit-elle dans la logique de la prévention efficace en temps voulu ?
Le plan adopté par les auteurs de la Déclaration de Bamako témoigne de ce que leur objectif était moins de prévenir les crises humanitaires graves que de définir les grands principes auxquels la Francophonie institutionnelle est attachée, en matière de démocratie et de droits de l’Homme. Le ton général est celui d’un ****e pre******eur de bonnes pratiques plus que de détermination de seuils à partir desquels déclencher des systèmes d’*****e, sauf à interpréter chaque engagement et chaque pre******ion comme permettant de repérer en quelque sorte « en creux » ou par un raisonnement a contrario, les violations susceptibles de justifier des réactions collectives de la part de la communauté francophone. Pour autant, le cinquième point, celui qui organise l’action conjointe du Secrétaire général, du Conseil permanent de la Francophonie (CPF), du président de la Conférence ministérielle de la Francophonie et de la Délégation à la Démocratie et aux Droits de l’Homme, implique la détermination de critères clairs pour fixer les seuils à partir desquels les institutions de la Francophonie seront fondées à se mettre en branle. Ce sont quatre niveaux d’intervention que prévoit la Déclaration de Bamako.
Le premier peut être présenté comme un dispositif de veille. Il impose au Secrétaire général de se tenir informé en permanence de la situation de la démocratie et des droits et libertés dans l’espace francophone. Le deuxième niveau d’intervention relève du Secrétaire général et se déclenche en cas de crise de la démocratie ou de violations graves des droits de l’Homme. Il se traduit par deux types de mesures possibles : d’une part envoi d’un facilitateur, d’autre part envoi d’observateurs judiciaires. Le troisième niveau d’intervention, qui nous intéresse plus particulièrement ici, permet au CPF de prendre position s’il lui apparaît qu’il y a rupture de la démocratie et violations massives des droits de l’Homme. Il va donc condamner publiquement cette situation et exiger le rétablissement de l’ordre constitutionnel ou l’arrêt immédiat des violations des droits de l’Homme. Le Secrétaire général, par ailleurs, peut envoyer une mission d’information et de contacts dans le pays. Enfin, compte tenu du rapport et des commentaires, le CPF peut prendre toute une série de mesures qui ne sont pas qualifiées de « sanctions » mais qui s’y apparentent.
Il reste alors à déterminer, parmi les principes fondamentaux affirmés par la Déclaration de Bamako, parmi les conditions à rassembler pour leur mise en œuvre et parmi les engagements concrets souscrits par les ministres et chefs de délégation, ceux qui peuvent s’inscrire dans un processus de prévention. Cette recherche suppose de distinguer, d’une part, ce qui fait figure de conseils donnés aux gouvernements pour accompagner la démocratie et les droits et libertés, ce qui ne peut être interprété que comme des professions de foi auxquelles on souhaite adhérer sans être toujours pleinement convaincus de leur réalisme et ce qui apparaît comme relevant d’une conception maximaliste de la démocratie, d’un niveau jusqu’à présent jamais atteint nulle part, et d’autre part, ce qui constitue des exigences impératives.
Finalement, dans cette Déclaration de Bamako, ce qui frappe le lecteur, c’est la répétition des références à l’organisation d’élections libres et au respect de l’État de droit. Même si le grand nombre d’allusions à ces deux exigences présentées comme indissociables de la démocratie, des droits et des libertés constitue un critère insuffisamment convaincant, il n’en reste pas moins que les efforts mobilisés pour énumérer tout ce qui peut en garantir le respect ne peut relever du seul hasard. Ainsi en va-t-il des élections avec des pre******ions concernant le multipartisme, le statut de l’opposition, l’égalité des candidats, la liberté des campagnes électorales, la régularité du scrutin et notamment des opérations de dépouillement… et jusqu’à la promesse de financements publics. Ainsi en va-t-il également de l’État de droit avec des exhortations à la sécurité juridique, à l’indépendance de la magistrature, à la liberté du barreau, au contrôle de tous les établissements publics ou privés maniant des fonds publics… et jusqu’à la ratification des principaux instruments internationaux et régionaux relatifs aux droits de l’Homme. En somme, si l’on souhaite rechercher dans la proclamation de Bamako des éléments aptes à favoriser une logique de prévention en allant au-delà de la formule, un peu trop générale pour être facilement exploitable, sur l’atteinte plus ou moins importante à la démocratie et aux droits de l’Homme, c’est sans doute en se concentrant sur ce double aspect, celui des élections et de l’État de droit, que l’on peut trouver quelques éléments de réflexion
1 Auteurs : André Cabanis, Patrice Canivez, Ghania Graba, Ernest-Marie Mbonda, Ciprian Mihali.
une perspective francophone
André Cabanis
Jean-Marie Crouzatier
Ruxandra Ivan
Ernest-Marie Mbonda
Ciprian Mihali
Idea Design & Print
Editură, Cluj
2010
Contribution du collectif
« Francophonie, États francophones et francophonie »
de l’Agence universitaire de la Francophonie
à la préparation du Sommet de Montreux,
octobre 2010
Préface
Ces dernières années les ****es internationaux relatifs à la responsabilité de protéger se sont multipliés. Certes, on peut regretter que ce concept se limite à quatre domaines circonscrits puisqu’il s’agit, pour les Etats et pour la communauté humaine toute entière de protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et du nettoyage ethnique. Il n’en reste pas moins que l’abondance de ces ****es est une bonne chose.
Néanmoins, les problèmes demeurent et notamment celui d’un retard patent du fait sur le droit. En dépit des déclarations solennelles des Nations Unies, par exemple le ******** final du sommet mondial adopté le 15 septembre 2005 ; en dépit des interventions fortes de la Francophonie, par exemple la Déclaration de Saint-Boniface (2006), la responsabilité de protéger n’est pas toujours assumée. Tant s’en faut !
Plus grave, l’incohérence d’un système global dans lequel le maintien des situations acquises coexiste avec des principes qui, par nature, en exigeraient la disparition. Toute l’histoire des droits de l’homme est ainsi faite d’ombres et de lumières, de contrastes entre un discours universaliste et des pratiques égoïstes.
L’analyse de la responsabilité de protéger envisagée dans son développement historique est d’un grand intérêt. Au sein du Comité de coordination et de suivi du Programme thématique Etat de droit, démocratie et société en Francophonie, l’Agence universitaire de la Francophonie dispose d’une équipe pluridisciplinaire parfaitement à même d’assumer cette tâche.
Ce Comité, en effet, regroupe des philosophes, des juristes des historiens et des spécialistes des sciences politiques qui se rencontrent régulièrement. Le présent ouvrage est une preuve qu’ils ont réussi à envisager simultanément l’exégèse juridique des ****es, l’analyse des motifs politiques et des pratiques diplomatiques ainsi qu’une réflexion philosophique et éthique sur le principe et ses implications.
L’hypothèse de départ, selon laquelle en matière de la responsabilité de protéger existerait une spécificité de la démarche francophone, peut paraître d’autant plus étrange qu’il s’agit de principes universels. Et si spécificité il y a, quelle plus-value cette démarche peut-elle apporter à la réflexion et à l’action de la communauté internationale ?
Les auteurs montrent que la spécificité est d’abord liée aux objectifs : beaucoup plus qu’aux Nations-Unies, l’accent est mis sur la prévention et l’accompagnement. Par ailleurs, les acteurs privilégiés de la Francophonie sont – outre les Etats et les OIG – ceux de la société civile. A mes yeux, ces deux éléments sont étroitement liés. On ne peut pas réellement mener une politique préventive si on n’a pas d’impact sur la **** de la société.
Quant à la plus-value, selon les auteurs, elle est triple. Les ****es de référence de la Francophonie paraissent plus précis et plus détaillés que ceux des Nations-Unies. Ils témoignent, en outre, d’une certaine réflexion sur la souveraineté et la culture démocratique. Enfin, ils se fondent sur une solide expertise dans le domaine de la formation à la culture politique et juridique.
Malgré les insuffisances et les échecs repris dans la Déclaration de Bamako (récurrence de conflits, interruptions de processus démocratiques, génocides et massacres, violations graves des droits de l’Homme, …) qui, rédigée six ans plus tôt, préfigure la Déclaration de Saint- Boniface ; malgré le manque de volonté politique à réagir alors que la responsabilité de protéger devrait être assumée par la communauté internationale, l’ouvrage se veut résolument optimiste.
Il est vrai que nous allons dans le sens d’une plus grande conscientisation universelle. Peut- on dire, à l’instar de Teilhard de Chardin, que l’humanité est sur la voie d'une ère d'harmonisation des consciences fondée sur le principe de la « coalescence des centres », chaque centre, ou conscience individuelle, étant amené à entrer en collaboration toujours plus étroite avec les consciences avec lesquelles il communique ?
Le présent ouvrage s’adresse prioritairement aux décideurs politiques ainsi qu’aux chercheurs en droit et en relations internationales. Il s’inscrit dans le prolongement de l’ouvrage de Méthodologie de la recherche en droit international, géopolitique et relations internationales. Néanmoins, il ne manquera pas d’être utile à des chercheurs d’autres disciplines. Je pense notamment aux philosophes, aux anthropologues, aux historiens et aux sociologues.
L’Agence universitaire de la Francophonie considère que le soutien aux chercheurs - surtout aux étudiants de maîtrise, doctorants et post-doctorants - est une priorité. Si d’ores et déjà elle accorde à certains d’entre eux une bourse de mobilité, elle a la ferme volonté de les aider tous dans leur démarche scientifique.
C’est le sens de l’ensemble des ouvrages – tous d’une rigueur scientifique et d’une clarté méthodologique remarquables – qui sont publiés par le Collectif « Francophonie, Etats francophones et francophonie » sous la direction de Jean-Marie Crouzatier, Université Toulouse 1 Capitole (France).
Manfred Peters
Président de l’Université de Paix
Membre du Conseil scientifique de l’Agence universitaire de la Francophonie
Avant-propos
Entrepris à l’initiative du Comité de coordination et de suivi du Programme thématique État de droit, démocratie et société en Francophonie de l’Agence universitaire de la Francophonie, ce rapport est issu de deux séminaires de recherche réunissant des politistes, des juristes et des philosophes, qui se sont tenus à Cluj (Roumanie) et Paris (France) en mars et juin 2010.
Ont participé à ces séminaires et à la rédaction de ce rapport : André Cabanis, professeur d’histoire du droit à l’Université Toulouse 1 Capitole (France) ; Jean-Marie Crouzatier, professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole (France) ; Ruxandra Ivan, professeur de sciences politiques à l’Université de Bucarest (Roumanie) ; Ernest-Marie Mbonda, professeur de philosophie à l’Université catholique d’Afrique centrale, Centre d’études et de recherches sur la justice sociale et politique, Yaoundé (Cameroun) ; Ciprian Mihali, professeur de philosophie à la Faculté d’histoire et de philosophie de l’Université Babeş-Bolyai, Cluj (Roumanie).
Bogdan Dragoş, doctorant à l’Université Babeş-Bolyai, Cluj (Roumanie), a effectué les recherches ********aires.
Claude-Emmanuel Leroy, directeur adjoint du Programme État de droit, démocratie et société en Francophonie de l’Agence universitaire de la Francophonie, a supervisé ces rencontres et l’élaboration du rapport.
André Cabanis, Jean-Marie Crouzatier et Ciprian Mihali ont relu, corrigé, harmonisé et relié les différentes contributions.
Cette étude est le résultat d’une élaboration collective, interdisciplinaire et internationale francophone, soutenue par l’Agence universitaire de la Francophonie. En effet, une des tâches que s’est donnée l’Agence universitaire de la Francophonie est de permettre à la communauté universitaire de mieux appréhender certaines missions de la Francophonie, dont celle de contribuer à la promotion de la paix et au respect des droits de l’Homme. Il s’agit de favoriser une réflexion sur cette mission à travers une approche universitaire différente et complémentaire de l’approche gouvernementale et intergouvernementale.
Les opinions exprimées n’engagent que leurs auteurs.
Liste des abréviations, des acronymes et des sigles utilisés
A.C.C.T. Agence de coopération culturelle et technique
A.C.P. États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique
A.E.F. Afrique équatoriale française
A.G. Assemblée générale des Nations unies
A.I.F. Agence intergouvernementale de la Francophonie
A.L.E.C.S.O. Organisation de la ligue arabe pour la culture, l’éducation et la science
A.L.E.N.A. Association de libre échange d’Amérique du Nord
A.N.Z.U.S. Traité d’assistance mutuelle Australie – Nouvelle-Zélande – États-Unis
A.O.F. Afrique occidentale française
A.P.D. Aide publique au développement
A.P.E.C. Asia-Pacific economic cooperation
A.S.E.A.N. Association des nations d’Asie du Sud-Est
A.U.F. Agence universitaire de la Francophonie
B.I.T. Bureau international du travail
C.E.D.E.A.O. Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest
C.I.J. Cour internationale de justice
C.S. Conseil de sécurité des Nations unies
F.A.D. Force arabe de dissuasion
F.I.N.U.L. Force intérimaire des Nations unies au Liban
F.M.I. Fonds monétaire international
Mercosur Communauté économique des pays d’Amérique du Sud
O.E.A. Organisation des États américains
O.I.F. Organisation internationale de la Francophonie
O.I.G. Organisation intergouvernementale
O.I.N.G. Organisation internationale non gouvernementale
O.L.P. Organisation de libération de la Palestine
O.M.C. Organisation mondiale du commerce
O.M.S. Organisation mondiale de la santé
O.N.G. Organisation non gouvernementale
O.N.U. Organisation des Nations unies
O.T.A.N. Organisation du Traité de l’Atlantique Nord
O.U.A. Organisation de l’unité africaine
P.M.A. Pays les moins avancés
P.M.E. Petites et moyennes entreprises
S.A.L.T. Strategic arms limitation talks
U.A. Union africaine
U.E. Union européenne
U.N.E.S.C.O Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture
U.R.S.S. Union des républiques socialistes soviétiques
Introduction
Depuis la fin des années 1990, nombre de ****es internationaux consacrent la sécurité des populations comme un droit de l’Homme et affirment que la protection de ces dernières incombe non seulement aux États dont elles relèvent, mais aussi à la communauté internationale. Avec solennité, le ******** final du Sommet mondial des Nations unies (adopté le 15 septembre 2005) affirme la responsabilité de chaque État de protéger sa population du génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Faisant reposer la responsabilité de protéger sur le principe de la « souveraineté comme responsabilité », il énonce que la communauté internationale est résolue à aider les États à protéger leur population.
L’un des mérites du concept de responsabilité de protéger est en effet de dépasser l’opposition qui a dominé les années 1990, entre les États attachés à une stricte application du principe de souveraineté et ceux qui défendent les interventions militaires à des fins humanitaires : l’émergence du concept part de l’idée que la sécurité internationale doit être pensée, non plus uniquement en fonction de la sécurité des États dans le cadre d’un conflit interétatique, mais également en fonction de la sécurité des populations civiles victimes d’un conflit armé, surtout interne.
C’est pourquoi le ******** prévoit une action collective de la communauté internationale au cas où les moyens pacifiques seraient insuffisants et où les autorités nationales s’avéreraient incapables d’agir ou se refuseraient à le faire. Cet engagement contracté par les États membres de l’ONU laisse cependant en suspens nombre de questions quant aux incidences de la responsabilité de protéger et notamment aux critères d’une intervention. C’est la raison pour laquelle le principe ne fait pas l’unanimité dans les enceintes internationales. Certains craignent que trop de réserves soient prévues qui rendraient ce principe pratiquement inopérant ; d’autres redoutent qu’il serve de pré****e pour promouvoir des objectifs politiques (il ne faudrait pas que la responsabilité de protéger soit une illusion supplémentaire, c’est-à-dire que l’on assiste à un supplément de violence internationale au nom de la sécurité pour les populations). Le Secrétaire général des Nations unies lui-même reconnaît la nécessité de définir plus clairement la portée et l’applicabilité du principe : en d’autres termes d’engager un processus de « normativisation » qui permettrait la substitution d’une logique juridique à une logique politique. Comment le principe peut-il être concilié avec des concepts traditionnels tels que celui de souveraineté de l’État ? Comment ce principe doit-il être mis en œuvre et comment garantir qu’il n’en sera pas fait un usage contraire aux règles des Nations unies ? L’Organisation des Nations unies a-t-elle les moyens de rendre ce principe opérationnel ? L’enjeu est de définir les conditions de mise en œuvre de la responsabilité de protéger, sachant que ce concept n’est défini ni dans la charte, ni dans les résolutions du Conseil de sécurité ou de l’Assemblée générale.
La Francophonie a apporté sa contribution au débat en cours, principalement en adoptant en 2006 la Déclaration de Saint-Boniface qui reprend et précise la notion de responsabilité de protéger. Ceci n’a rien d’étonnant pour deux raisons : d’abord, la Francophonie s’inscrit clairement dans le cadre des Nations unies et aucune des réflexions engagées au sein de l’Organisation mondiale ne lui est étrangère ; ensuite, la Francophonie accorde la première place aux droits de l’Homme et à la dignité de la personne humaine. C’est à ce titre qu’elle a joué un rôle pionnier dans la reconnaissance du principe de la responsabilité de protéger puisque ce dernier figure déjà explicitement dans la déclaration adoptée par la Xe conférence des chefs d’État et de gouvernement ayant le français en partage, à Ouagadougou, le 27 novembre 2004 (par. 80) : « Nous réaffirmons que les États sont responsables de la protection des populations sur leurs territoires. Nous reconnaissons cependant que lorsqu’un État n’est pas en mesure ou n’est pas disposé à exercer cette responsabilité, ou qu’il est lui-même responsable de violations massives des droits de l’Homme et du droit international humanitaire ou de la sécurité, la communauté internationale a la responsabilité de réagir pour protéger les populations qui en sont victimes, en conformité avec les normes du droit international, selon un mandat précis et explicite du Conseil de sécurité des Nations unies et sous son égide ». Il est intéressant que la Francophonie s’approprie cette notion de « responsabilité de protéger » ; il est révélateur qu’elle en subordonne l’application aux décisions d’un organe des Nations unies.
La réflexion du collectif « Francophonie, États francophones et francophonie » porte sur la plus-value que peut apporter l’Organisation en s’associant à cette promotion du concept de responsabilité de protéger : plus-value en matière de réflexion sur le concept ; plus-value quant à son opérationnalité ; la réflexion du collectif s’attache également à évaluer l’efficacité politique de cette initiative de la Francophonie.
****es de référence
– Charte des Nations unies, notamment les chapitres VI et VII
– Assemblée générale des Nations unies. Résolution 377 (V) : « Union pour le maintien de la paix »
– Assemblée générale des Nations unies. Résolution 63/308 (14 septembre 2009) : « Responsabilité de protéger »
– Conseil de sécurité. Résolutions 1265 (1999), 1296 (2000), 1325 (2000), 1460 (2003), 1612 (2005), 1674 (2006), 1738 (2006), 1820 (2008), 1882 (2009), 1888 (2009), 1889 (2009), 1894 (2009)
– Note du Secrétaire général de l’ONU, Suite à donner aux ****es issus du Sommet du millénaire, New York, ONU, 2004, A/59/565
– Rapport du Secrétaire général de l’ONU, Dans une liberté plus grande : développement, sécurité et respect des droits de l’Homme pour tous, New York, ONU, 2005, A/59/2005
– Rapport du Secrétaire général de l’ONU, La protection des civils dans les conflits armés, New York, ONU, 2007, S/2007/643
– Rapport du Secrétaire général de l’ONU, La mise en œuvre de la responsabilité de protéger, New York, ONU, 2009, A/63/677
– Rapport Brahimi, Les opérations de maintien de la paix, New York, ONU, 2000, A/55/305
– Rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE), La responsabilité de protéger, décembre 2001
– Rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, Un monde plus sûr, notre affaire à tous, New York, ONU, 2004, A/59/565
– Charte de la Francophonie, 23 novembre 2005
– OIF, Déclaration de Bamako, 3 novembre 2000
– OIF, Déclaration de Ouagadougou, 27 novembre 2004
– OIF, Déclaration de Saint-Boniface, 14 mai 2006
– Déclaration du Sommet du Groupe des 77 réuni à la Havane, 10-14 avril 2000.
Question centrale
Dans quelle mesure la mise en œuvre des éléments constitutifs de la responsabilité de protéger tels que définis par l’ONU peut-elle s’articuler avec la démarche francophone, compte tenu de sa spécificité ?
En d’autres termes : existe-t-il une démarche francophone spécifique relative à la responsabilité de protéger ? Quels sont les instruments et les pratiques qui permettent d’identifier et de définir cette démarche spécifique ? Par rapport à la démarche onusienne, peut-on parler d’une plus-value francophone ? Comment se fait l’articulation entre la démarche onusienne et celle de l’OIF ? Comment assurer la mise en œuvre des instruments francophones de la responsabilité de protéger ? Comment affiner, dans une perspective francophone, les grilles d’analyse des différentes situations dans lesquelles le droit d’être protégé n’est plus assuré ? À quel niveau du processus de la responsabilité de protéger s’articulent les éléments onusiens et la démarche francophone : à celui de la prévention ? De l’assistance ? De la réaction ? Qu’en est-il de l’applicabilité des différents instruments ?
Hypothèse
La perspective francophone de la responsabilité de protéger, tout en s’inscrivant dans l’approche onusienne, présente une spécificité qui pourrait enrichir la conception actuellement en vigueur à l’ONU. Toutefois l’absence de précisions quant aux modalités d’action de l’OIF et d’évaluation de ses propres missions limite considérablement son efficacité. Cette efficacité nécessite l’élaboration d’un certain nombre d’outils opérationnels précis, fondés sur des indicateurs qui permettent d’identifier des situations difficiles, pour que la responsabilité de protéger, d’un principe juridique ou déclaratoire, devienne un instrument opérationnel.
Une approche pluridisciplinaire
La composition pluridisciplinaire du collectif « Francophonie, États francophones et francophonie » permet d’articuler divers champs disciplinaires (droit, science politique, histoire, philosophie) pour mener une étude combinant l’exégèse juridique des ****es, l’analyse des motifs politiques et des pratiques diplomatiques, et une réflexion philosophique et éthique sur le principe et ses implications.
Cette pluralité disciplinaire est particulièrement souhaitable pour l’analyse de la responsabilité de protéger, car le principe est à la fois à portée juridique et à connotation morale. Dans l’ordre international, cette dualité est la meilleure invitation à l’ambiguïté. Que faut-il en effet privilégier : un principe qui, par la portée universelle de son énonciation et par sa consonance éthique, semble relever de l’ordre de la morale, ou un concept juridique, celui de la protection humanitaire, qui est dans la pratique une politique de la générosité autant qu’une stratégie des intérêts ?
Il faut souligner que le principe fait désormais partie du droit positif : on s’interroge moins sur sa légitimité que sur son efficacité ; on l’envisage désormais moins comme une forme de réaction exceptionnelle que comme un processus permanent.
Modèle d’analyse
Le point de départ de l’analyse est le ******** final du Sommet mondial de 2005 qui fait directement référence à la responsabilité de la communauté internationale « d’aider à protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité… lorsque les moyens pacifiques se révèlent inadéquats et que les autorités nationales n’assurent manifestement pas la protection de leurs populations ».
Ce paragraphe 139 est en effet repris par le Conseil de sécurité, qui fait la première référence à la responsabilité de protéger dans sa résolution 1674/2006 ; il est rappelé à plusieurs reprises par l’Assemblée générale qui « décide de continuer d’examiner la question de la responsabilité de protéger » (A/63/308). Il sert de référence à la Déclaration de Saint-Boniface adoptée par les membres de l’OIF quelques mois plus tard, ainsi qu’au rapport du Secrétaire général de l’ONU du 12 janvier 2009 sur La mise en œuvre de la responsabilité de protéger.
Les dispositions du paragraphe 139 du ******** final du sommet indiquent clairement que la responsabilité de protéger repose sur trois « piliers » : la protection assurée par l’État, qu’il s’agisse ou non de ses ressortissants, qui est la seule stratégie de prévention efficace ; l’assistance internationale, puisque la communauté internationale s’engage à aider les États à s’acquitter de leurs obligations en prenant appui sur la coopération des États voisins, des accords régionaux et sous-régionaux, de la société civile et du secteur privé ; la réaction, si nécessaire, en temps voulu, lorsqu’un État manque manifestement à son obligation de protection.
Dans ce con****e, une comparaison entre l’ONU et l’OIF fait apparaître des différences et des convergences ; elle permet de préciser la spécificité de la démarche francophone et la plus-value qu’elle peut apporter à la réflexion et à l’action de la communauté internationale.
Les différences tiennent d’abord aux objectifs : la Francophonie fait de la démocratie et du développement les conditions de la paix ; sa vision est donc plus large que celle de l’ONU qui est centrée sur le maintien de la paix. Ensuite, du point de vue de la démarche, l’accent mis par la Francophonie sur la prévention et l’accompagnement la distingue de l’ONU qui – sans négliger ces deux aspects – envisage la réaction. D’ailleurs, les outils dont dispose la Francophonie sont diplomatiques et voués à la recherche du consensus ; les outils des Nations unies sont, de plus, opérationnels.
Enfin, les acteurs privilégiés par la Francophonie sont – outre les États et les OIG – ceux de la société civile ; alors que l’action des NU dépend essentiellement du Conseil de sécurité. Le séisme de janvier 2010 en Haïti a notamment démontré l’absolue nécessité d’une meilleure coordination entre les États, l’ONU et les organisations non gouvernementales. De ce point de vue, la force de la Francophonie est d’associer le gouvernemental et le non gouvernemental, l’intergouvernemental et l’infra-étatique, les États, les sociétés civiles, les ONG trans-étatiques et infra-étatiques.
Les convergences sont évidentes puisque l’action de l’OIF s’inscrit dans un cadre défini par l’Organisation des Nations unies, à laquelle chacune de ses déclarations fait régulièrement référence.
De plus, les moyens de prévention et d’assistance des deux organisations sont très comparables et permettent d’envisager une authentique complémentarité dans leur action.
Parce qu’elle est une communauté culturelle mais aussi politique, la Francophonie peut apporter une plus-value : les ****es de référence de la Francophonie paraissent plus précis et plus détaillés que ceux des Nations unies ; ils témoignent d’une certaine réflexion sur la souveraineté, la culture démocratique, les droits de l’Homme, plutôt que d’un consensus minimal comme ceux de l’ONU.
Quant aux capacités, la Francophonie dispose d’une expertise dans le domaine de la formation à la culture politique et juridique : formation, prévention, *****e précoce, gouvernance quotidienne, élections.
En revanche, il ne faut pas se dissimuler que l’OIF ne dispose pas – et n’entend pas se doter – des moyens financiers, humains et militaires que l’ONU peut déployer. Cette moindre capacité d’intervention est certes un handicap, mais elle permet à l’OIF de susciter moins de réaction de défiance en cas de prise de position puisqu’on ne peut la soupçonner de préparer une intervention armée dans les affaires intérieures d’un État.
PREMIÈRE PARTIE
La responsabilité de protéger –
du concept à la mise en œuvre
En janvier 2009, le Secrétaire général de l’ONU présente à l’Assemblée générale le rapport sur « La mise en œuvre de la responsabilité de protéger », ******** censé « donner une dimension opérationnelle à la responsabilité de protéger »1.
Ce ******** vient s’ajouter à un nombre important de ****es rédigés et présentés par les organismes internationaux et les groupes d’experts, depuis 1990, autour des questions liées à la sécurité des populations et au respect des droits de l’Homme en situation de conflit et de post-conflit.
Le lancement du concept de « sécurité humaine » en 1994 a été suivi par une large réflexion autour de cette expression aussi intuitive (dans une certaine tradition de pensée, mais aussi suite à l’évolution politique du monde dans les années 1990) que problématique (par ses implications à la fois théoriques et pratiques), au sein des institutions et des organismes internationaux, parmi les chercheurs, les hommes politiques et les experts. Une deuxième étape majeure dans l’histoire récente de cette réflexion est marquée par le rapport Evans-Sahnoun sur « La responsabilité de protéger », en 2001, présenté par la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États. Cette expression, à son tour, a suscité de nombreux discussions et ****es dans le monde entier et en Francophonie, en donnant lieu à des ********s officiels, pour aboutir au rapport du Secrétaire général de l’ONU de 2009 sur « La mise en œuvre de la responsabilité de protéger ».
Une réflexion approfondie sur ce parcours a été menée ces dernières années par les chercheurs francophones et par les institutions de la Francophonie2. Le moment semble être venu de continuer et d’élargir cette réflexion, en tenant compte des dernières évolutions du débat international, et pour apporter une contribution francophone solide, argumentée et visible au dialogue sur le principe de la responsabilité de protéger.
Dans cette première partie, et à titre d’introduction à notre travail, nous allons limiter notre intervention à deux aspects de nature théorique : un aspect plutôt philosophique, visant à suivre le parcours de la responsabilité de protéger, née comme expression en 2001 et conceptualisée en 2006, pour acquérir récemment une dimension opérationnelle avec le rapport du Secrétaire général de l’ONU en 2009. Ensuite, un aspect plus appliqué censé mettre en évidence la perspective francophone sur la responsabilité de protéger, avec ses avancées du point de vue de la réflexion mais aussi avec des propositions de nouvelles pistes pour mener plus loin cette réflexion et pour assurer une présence plus active de la Francophonie dans ce débat.
1 ******** nº A/63/677 du 12 janvier 2009.
2 Voir par exemple les publications réalisées dans le cadre du Programme thématique État de droit, démocratie et société de l’Agence universitaire de la Francophonie : « La responsabilité de protéger », nº 2, 2008 de la revue ASPECTS, Paris, Éd. des archives contemporaines ; Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire international en question, Paris, Éd. des archives contemporaines, 2009 ; Francophonie et relations internationales, Paris, Éd. des archives contemporaines, 2009.
CHAPITRE I.
La responsabilité de protéger :
concept, principe, démarche
opérationnelle
Dans l’ouvrage Sécurité humaine et responsabilité de protéger1, les auteurs mentionnent dès l’introduction que l’émergence des deux notions est relativement simultanée et s’explique par la conjonction d’événements considérés aujourd’hui comme « insupportables ». Cette émergence récente (moins de dix ans, quoique un peu plus pour la notion de « sécurité humaine », présente dans les ********s politiques internationaux et scientifiques depuis 1994) a donné lieu à de vifs débats dans le monde politique et académique, mais n’a pas encore abouti à une élaboration juridique consistante et cohérente dans le cadre du droit international.
Outre cette carence juridique qui affecte le caractère opérationnel de la responsabilité de protéger, deux autres difficultés surgissent avec la naissance de cette notion :
a) une difficulté de nature théorique : la notion vient s’interposer, en quelque sorte, entre deux autres notions qui partagent une longue histoire dans la pensée et la pratique politico-juridiques des États modernes : la souveraineté et la sécurité ; plus encore, elle remobilise dans un sens nouveau les théories des droits de l’Homme, dont la conceptualisation n’a pas pu trouver un équivalent à la hauteur de cette réflexion dans l’action politique et juridique des institutions et des pouvoirs nationaux et internationaux. Ainsi, le concept-clé de la théorie politique moderne de l’État, la souveraineté, subit une mutation profonde dans sa définition, ce qui est loin d’être accepté par bon nombre d’États, des plus puissants aux plus faibles, une mutation qui touche à ses attributs de monopole étatique et de non-partage. Selon Mireille Delmas-Marty, c’est tout l’ordre souverainiste qui est aujourd’hui mis en cause et débordé par les nouveaux défis de la sécurité internationale : « Débordé au sens littéral, car la globalisation déploie ses dangers dans l’espace planétaire (cybercriminalité, terrorisme global, crises sanitaires mondiales), entraînant parfois aussi une sorte de dilatation des effets dans le temps (changement climatique, terrorisme nucléaire, etc.). Et débordé aussi au sens figuré car il faut adapter les réponses à la globalisation, ce qui requiert des moyens considérables et peut expliquer une sorte d’érosion du monopole étatique à mesure que l’État sous-traite l’usage de la force publique, prenant le risque de se trouver concurrencé par l’essor des acteurs privés »2. La deuxième notion – le glissement d’un droit à la sûreté vers un droit à la sécurité – recouvre ce qu’on appelle aujourd’hui les dérives sécuritaires, sous la pression tant réelle que (surtout) idéologique de la menace terroriste planétarisée ; elle met en cause à la fois l’idée d’une protection contre tout danger (et, en arrière-plan, l’idée que c’est à l’État que revient la tâche de garantir la sécurité de ses citoyens) et la légitimité de toute intervention au nom même de la protection de cette liberté fondamentale, de ce droit des droits que serait la sécurité3. Les droits de l’Homme, enfin, ont connu une transformation dans le sens d’une « concrétisation » : ayant été jugés comme trop abstraits et indéterminés, leur transformation prend la forme d’une surdétermination sécuritaire, aussi dangereuse dans son application brutale que l’irrespect effectif de ces droits et libertés fondamentaux. Une telle surdétermination provient, comme nous l’avons montré ailleurs4, de la réactivation du « noyau vital » et de la « nature humaine » invoqués récemment par les théoriciens de la sécurité humaine, comme le support concret sur lequel peuvent s’accrocher aujourd’hui les droits de l’Homme. C’est pourquoi, même dans la tentative juridique de ré-hiérarchisation des droits de l’Homme en vue de les rendre plus opérationnels, ceux qui concernent la dignité de la vie humaine passent en haut d’une pyramide prenant en compte leur ordre de protection.
b) une difficulté de nature pratique, en fait une complication de nature tragique issue des événements généraux et spécifiques qui, sous le coup de la globalisation accélérée, ont d’une part provoqué l’augmentation de l’insécurité des populations et des personnes et d’autre part montré l’incapacité de la société internationale en tant que société interétatique de prévenir des conflits, des crises, des crimes et autres, ou de réagir en temps voulu.
Compte tenu de cet échafaudage généreux mais incomplet et problématique, plusieurs propositions et ********s ont été formulés qui essaient d’articuler la notion de sécurité humaine au principe de la responsabilité de protéger. Nous ne cherchons pas ici à distinguer entre la dimension notionnelle et celle principielle des deux expressions, ni de suivre la généalogie récente de cette distinction ; elle a été faite d’une manière argumentée et explicite par Michel Bélanger dans l’ouvrage cité plus haut5. Ce qui nous intéresse dans cette introduction est, dans un premier moment, la manière dont le rapport du Secrétaire général de l’ONU de 2009 tente de résoudre les tensions et les difficultés de cette articulation et, dans un deuxième moment, d’avancer quelques propositions d’analyse issues du travail académique réalisé au sein de l’Agence universitaire de la Francophonie.
La mise en œuvre de la responsabilité de protéger – ou qu’est-ce qu’une souveraineté responsable ?
Le rapport du Secrétaire général invoque dans son premier chapitre les trois paragraphes du ******** final du Sommet mondial de 2005 (138, 139 et 140) qui constituent l’occasion et la justification de ce rapport. Ainsi, l’article 138 prévoit de manière explicite que « c’est à chaque État qu’il incombe de protéger ses populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité ». Après avoir mis en évidence ce rôle de protection par l’État des populations comme l’une de ses prérogatives souverainistes, le ****e se poursuit dans le même article et dans l’article suivant avec la mention du devoir de la communauté internationale d’encourager et d’aider les États à protéger les populations contre ces crimes pour marquer ensuite ce qui fait le point fort du rapport, à savoir l’engagement de l’Assemblé générale à « poursuivre l’examen de la responsabilité de protéger ».
Articulée autour des trois piliers – « la responsabilité de l’État en matière de protection », « l’assistance internationale et le renforcement des capacités » et « la réaction résolue en temps voulu » –, la conception de la responsabilité de protéger proposée par le Secrétaire général de l’ONU a pour ambition de ne pas rester au niveau théorique, mais de participer à l’effort de la communauté internationale pour donner une existence concrète, « doctrinale, politique et institutionnelle »6 à la responsabilité de protéger. Pour ce faire, le rapport délimite sur le plan méthodologique dès le début le périmètre plus étroit des événements tragiques (crimes et violations) autour duquel les États peuvent parvenir à un consensus qui permettrait de rendre opérationnelle la responsabilité de protéger. Il s’agit, tout au long du rapport, du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité. Tout autre événement ou situation exceptionnelle sont laissés de côté afin d’établir ce minimum d’entente entre les États et de pouvoir donc rendre plus opérationnelle en pratique la nouvelle doctrine de la responsabilité de protéger.
Au niveau de la doctrine, le ****e du Secrétaire général apporte deux éléments majeurs de nouveauté. Si le premier est plutôt une confirmation et une explicitation d’une idée plus ancienne concernant la relation entre souveraineté et responsabilité de protéger, la deuxième – qui renforce et prolonge cette idée – se veut encore plus radicale et riche de conséquences en termes pratiques, par la transposition de la prise en compte de la protection des populations en tant que prérogative exceptionnelle ou du moins discontinue vers un devoir permanent des États et de la communauté internationale. Ainsi, ce n’est pas un hasard si l’importance la plus grande est reconnue dans ce rapport aux deux premiers piliers, alors que « la réaction résolue en temps voulu » est envisagée plutôt comme un geste de dernier recours pour les situations où les actions qui constituent les deux premiers piliers échouent ou s’avèrent insuffisantes.
Le premier élément de nouveauté concerne donc la relation entre souveraineté et responsabilité de protéger. Si nous parlons ici d’une nouveauté, elle ne l’est pas dans le sens d’une innovation conceptuelle ou de l’imposition d’un nouveau langage politique et juridique en droit international ou dans le domaine des relations internationales. Il s’agit plutôt d’un recadrage de la relation entre souveraineté et responsabilité de protéger qui ne fait que préparer la dimension opérationnelle et processuelle de celle-ci. Le paragraphe 5 du premier chapitre, « Le mandat et son con****e » fait déjà état du soupçon qui doit peser sur le modèle classique de la souveraineté comme « paravent derrière lequel il était possible d’infliger en toute impunité des violences massives aux populations ». Certes, ceci n’est pas une de******ion fidèle de la souveraineté et encore moins une définition, mais elle renvoie à la théorie et à la pratique propres à l’État-nation moderne pour lequel l’un des attributs de la souveraineté serait le monopole de la violence légitime. Par ailleurs, l’idée n’est même pas de revenir, dans ce rapport, à des théories classiques ou à des énumérations des prérogatives de l’État ou des autres acteurs au sein de la société internationale ; le ****e s’attache à la de******ion des situations récentes qui ont permis de considérer que de telles exactions ont pu être infligées à des populations civiles, au nom même de la souveraineté étatique et sans que la communauté internationale soit capable de réagir en temps voulu et utile. Le Secrétaire général de l’ONU s’efforce de dire que, si nous restons à cette conception westphalienne (même si remaniée après la Deuxième Guerre mondiale) de la souveraineté, comme prérogative discrétionnaire d’un État, nous risquons de tomber, en tant que communauté internationale confrontée à des crimes et violences, dans une fausse alternative : soit attendre que les événements tragiques prennent fin (une attitude qui prouve plus ou moins directement le respect de la souveraineté de l’État où ces événements se produisent), soit intervenir avec des forces militaires de façon coercitive pour défendre les populations en danger et les victimes (une attitude condamnable alors, du point de vue de l’État en cause et de sa souveraineté).
Afin d’éviter ce genre d’alternatives, le Rapport de la commission proposée par le gouvernement canadien et dirigée par Gareth Evans et Mohamed Sahnoun, « La responsabilité de protéger », insiste dès 2001 sur la compatibilité possible et nécessaire entre souveraineté et protection en y insérant un élément qui était absent ou négligé auparavant, à savoir les populations et les individus, dont la protection doit prévaloir sur les intérêts ou les priorités des États et des relations interétatiques. Cette compatibilité se traduit par une obligation durable des États souverains envers leurs populations et par une responsabilité en trois moments, fruit d’une collaboration étroite entre les États respectifs, la communauté internationale et ses institutions : la responsabilité de prévenir, de réagir et de reconstruire.
Deux contributions conceptuelles majeures :
la positivité de la souveraineté et la permanence de la protection
Presque dix ans après le Rapport de la CIISE, le Secrétaire général de l’ONU rappelle le dispositif mis en place auparavant, confirme ses présuppositions principales et renforce l’idée de l’alliance incontournable entre la responsabilité de protéger et la souveraineté, une alliance fondée sur un « concept positif et affirmatif » de cette dernière et sur la permanence de la protection. Ces deux éléments nous semblent être, au niveau conceptuel, une contribution majeure du rapport à la réflexion et à la mise en œuvre d’une stratégie à long terme de la responsabilité de protéger. Car ils permettent en même temps, et de manière explicite, non seulement d’évoquer, mais aussi et surtout de renforcer un volet qui était négligé ou moins traité dans les ********s précédents émanant des différentes institutions internationales, à savoir le volet politique de cette responsabilité. Afin de comprendre ce tournant théorique, commençons par poser quelques questions relatives au nouveau concept de souveraineté.
Qu’est-ce que peut donc assurer le caractère à la fois positif et affirmatif de la souveraineté ? Comment une obligation nouvelle, prévue par ce ******** et par d’autres ********s internationaux auxquels les États ont adhéré, peut-elle donner un contenu supplémentaire à la souveraineté ou même la renforcer ? La réponse à ces questions se trouve dans un changement d’optique sur la relation qui doit s’établir entre les États et la communauté internationale et entre les États eux-mêmes. Ainsi, au lieu que les nations soient considérées comme des entités libres, dont la souveraineté serait la mesure de leur propre force individuelle, elles seront traitées de plus en plus comme des membres d’une communauté plus large qui n’est pas une superpuissance qui limiterait leur souveraineté par des interventions coercitives, mais un garant de celle-ci, à condition bien sûr qu’elles respectent les normes établies de concert par les membres de cette communauté. Il ne s’agit pas là d’une souveraineté conditionnée ou partagée et encore moins de la création d’une structure supranationale qui récupérerait des prérogatives souveraines des États, en affaiblissant ceux-ci, mais de ce qu’on pourrait appeler une mutualisation des souverainetés, une co-responsabilisation des États. Elle devient possible dès lors que le périmètre de la responsabilité est délimité par les quatre crimes indiqués dans le rapport (génocide, crimes de guerre, nettoyage ethnique et crimes contre l’humanité), ce qui confère du coup une positivité (au sens d’une concrétude) supplémentaire au contenu de la souveraineté, qui s’ajoute à et renforce ainsi son caractère affirmatif en tant que déplacement de sa signification d’un privilège, comme droit de recours à la violence légitime exercée exceptionnellement, vers une obligation politico-morale permanente, une responsabilité continue. La décision de délimiter l’espace de la responsabilité de protéger en y incluant les quatre crimes est sans doute une décision fondée sur une stratégie politique qui vise, d’une part, à obtenir une adhésion de la part d’un plus grand nombre d’États et, d’autre part, à préserver une dimension opérationnelle de la souveraineté comme responsabilité de protéger. Car solliciter le concept « au-delà de sa reconnaissance », pour des calamités climatiques, sanitaires ou alimentaires (et qui peuvent produire à leur tour des catastrophes humanitaires majeures, sans doute – la différence n’est pas ici d’ordre quantitatif ou statistique) ne veut pas dire que les États seraient absous de leur obligation à intervenir pour protéger les populations en danger, ni que ces mêmes États ne seraient plus responsables envers les populations ou envers la communauté internationale. Invoquer ce concept pour d’autres situations que celles prévues expressément par le rapport risquerait d’empêcher la prise de décision au niveau des institutions internationales dont les États respectifs sont membres (une prise de décision qui est souvent le résultat de compromis, de calculs cyniques ou d’opportunités politiques) et de diminuer ainsi la capacité opérationnelle de toute stratégie adoptée en commun par les États ou par ces institutions mêmes. D’autre part, de tels événements se produisent le plus souvent de manière ponctuelle, ayant des causes extérieures (par exemple naturelles) ou antérieures (par exemple le colonialisme, les dictatures, etc.) au pouvoir en place, qui ne peut pas ainsi être rendu responsable de l’état actuel des choses. Autrement dit, il est difficile, sinon impossible de remonter le fil politique de l’évolution de la société pour trouver en amont des décisions politiques, des calculs ou des choix délibérés qui auraient provoqué des fractures sociales ou seulement profité des carences législatives ou des disfonctionnements institutionnels précédents.
C’est pourquoi, par la délimitation du territoire de la responsabilité de protéger, la souveraineté acquiert une dimension nouvelle, celle de son exercice permanent en tant qu’obligation de protection. Certes, cette dimension trouve sa justification légale dans les ********s internationaux signés par les États et dans les engagements que ceux-ci ont pris les uns envers les autres et devant la communauté internationale. Mais elle a une présupposition politique encore plus forte qui procède de la manière d’envisager les quatre crimes retenus par le rapport. Cette présupposition forte est présentée dans le paragraphe 21 (p. 13 du rapport) et est formulée ainsi :
« Le génocide et les autres crimes relevant de la responsabilité de protéger ne se produisent pas par hasard. Ils résultent le plus souvent d’un choix politique délibéré et calculé, et de décisions et d’actions de dirigeants politiques prompts à tirer profit des fractures sociales et des carences institutionnelles existantes ».
Le ****e se poursuit, après quelques exemples, avec une vision encore plus explicite sur les conditions de survenance des situations tragiques :
« Même des sociétés relativement stables, développées et progressistes doivent se demander si elles sont exposées à de tels événements, si les germes d’intolérance, du fanatisme et de l’exclusion pourraient s’y enraciner et répandre l’horreur et l’autodestruction, et si leur systèmes sociaux, économiques et politiques disposent de mécanismes d’autocorrection pour dissuader et enrayer de telles pulsions… Nous courrons tous un risque si nous croyons que cela ne pourrait pas nous arriver ».
La responsabilité de protéger :
ses acteurs, ses variables
Niveau supra-étatique et trans-étatique
Niveau infra-étatique
Trois idées majeures se dégagent de ce paragraphe crucial pour la compréhension de la nouvelle interprétation de la responsabilité de protéger.
D’abord, sur un vecteur temporel, il faut considérer que les crimes retenus par le rapport font partie des stratégies qui s’établissent à long terme et ont des causes qui remontent à une évolution antérieure de la société – considérée en termes de « responsabilité de protéger » –, il y a une progression (ou plus exactement une régression) dans l’exercice quotidien du pouvoir souverain, qui tient soit à l’incapacité, soit à l’absence de volonté de l’État ou de ses institutions à protéger sa population, une minorité, un groupe, etc. Plus encore, cette évolution elle-même n’est pas une succession d’accidents ou de décisions aléatoires : une rationalité la préside et en guide les étapes, une rationalité qui n’est ni individuelle, ni impersonnelle. Autrement dit, il est question de décisions politiques, même si à l’origine les con****es empiriques ou les raisonnements qui amènent à prendre de telles décisions peuvent tout aussi bien être de nature sociale, économique, militaire, culturelle ou religieuse ; ce qui est finalement décisif dans la prise des décisions, c’est le fait qu’une certaine configuration complexe et compliquée de la société (avec ses discours, ses structures, ses hiérarchies, ses interactions) acquièrent avant et pendant la perpétration de ces crimes une dimension éminemment politique, à travers une implication des institutions de l’État et une modification (au sens de simplification et polarisation) des rapports des forces dans la société, mais également à travers une oscillation – qui devient sensible à partir d’un certain seuil – des figures de l’autorité, des mécanismes de la légitimité et de la légalité. Tout cela permet au Secrétaire général d’insister, plus que ne le faisaient les ********s antérieurs, sur la dimension politique de la préparation d’un crime de telle envergure. Certes, il peut y avoir, dans ce processus, une certaine composante qui soit prééminente et visible (une société qui connaît des tensions ethniques, des conflits religieux, des disputes linguistiques), mais tant que cette composante n’est pas récupérée politiquement et intégrée dans un rapport politique de forces, un rapport antagoniste et conflictuel total, dans un type d’idéologie et dans un type de discours public dominant, nous ne sommes pas encore dans le périmètre de la responsabilité de protéger tel qu’il est délimité par les quatre crimes retenus par le rapport. Et donc nous ne parlons pas encore d’une responsabilité de l’État engagée devant la communauté internationale dont l’État respectif fait éventuellement partie en tant que signataire de ********s et traités internationaux.
Ensuite, sur un vecteur spatial, l’éclatement des conflits sociaux, ethniques ou religieux n’est pas un « privilège » des sociétés moins développées ou moins stables. L’idée de permanence de la responsabilité de protéger se fait à ce point encore plus explicite, car elle renvoie cette fois à un processus d’institutionnalisation du pouvoir et des rapports de force dans une société. Un certain développement économique, qui peut par ailleurs créer des décalages très importants au niveau international, ne garantit pas par lui-même le fonctionnement des mécanismes de protection (de la législation et des discours publiques jusqu’aux institutions gouvernementales et non gouvernementales). Les fractures sociales peuvent être sans doute réduites grâce à l’accès plus large aux biens matériels et/ou à l’information, mais le bien-être économique individuel et collectif conditionne seulement la stabilité, la tolérance, l’équilibre entre les diverses forces sociales, sans pouvoir les pérenniser. Afin de compléter cette neutralité ou prétendue supériorité de type libéral de l’économique (vue parfois comme une solution miraculeuse à des crises profondes, que ce soit dans des régions développées ou moins développées du monde), la présence d’une stratégie politique est nécessaire, avec des institutions, des programmes, des hommes et des femmes engagés, avec une sphère publique solide pour faire entendre la pluralité des opinions, avec un dialogue répété et institutionnalisé entre les différentes cultures juridiques, les pratiques et les représentations sociales. Le revirement de l’extrême droite en Europe depuis quelques années, avec ses messages d’intolérance, de haine ethnique, raciale, de xénophobie, sur fond de crise économique ou de problèmes sociopolitiques spécifiques à certains pays, confirme cette idée du rapport selon laquelle le développement économique d’un État ou d’une communauté d’États n’empêche pas automatiquement le possible éclatement d’une tragédie. Le rapport ne parle pas de la probabilité de tels événements, mais de l’existence ou de l’émergence des conditions qui peuvent les favoriser. D’où la nécessité de créer des mécanismes institutionnels de veille et d’*****e même dans des sociétés dites avancées, capables de signaler lorsqu’un seuil critique aura été dépassé.
Enfin, sur un vecteur structurel-régulateur, l’existence des mécanismes d’autocorrection dans une société confère à la prévention un contenu concret et durable. Le premier mécanisme de ce type et le plus facile à identifier (même s’il subsiste une difficulté particulière quant à son fonctionnement effectif et correct) est de nature juridique. Le fait que les États deviennent « parties aux instruments internationaux pertinents des droits de l’Homme, du droit international humanitaire, et du droit des réfugiés, ainsi qu’au Statut de Rome de la Cour pénale internationale » (par. 17 du rapport du Secrétaire général) est la condition nécessaire, mais pas encore suffisante, pour s’inscrire dans la logique de la prévention juridique des conflits et des crimes : il faut que ces normes internationales soient intégrées dans la législation interne et que des sanctions claires et rapides puissent être prévues en cas de violations massives des droits de l’Homme ou d’incitation à commettre de telles violations. L’articulation fonctionnelle entre le droit international et le droit interne devient évidente lorsque les institutions juridiques d’un État prévoient de manière explicite non seulement la protection des minorités ou des catégories sociales vulnérables sur la **** d’un accès libre et égal à la justice, mais également des schémas judiciaires pour décourager l’impunité, qui donnent, finalement, toute la mesure de l’effectivité du système juridique. Signer des ********s pour l’adhésion aux traités internationaux est une chose, mais s’approprier de façon concrète les normes internationales et les faire communiquer avec le droit national (formel et coutumier) en est une autre. La responsabilité de protéger d’un État peut donc être évaluée selon sa capacité à mener jusqu’au bout des actions en justice contre ceux (individus ou groupes) qui se rendent coupables de violences ou d’incitations à la violence telles que décrites par le rapport.
Mais la dimension juridique à elle seule ne peut pas assurer une consistance durable au niveau interne de la prévention et de la protection. Elle reste superficielle et fragile (ou, au contraire, autoritaire, mais toujours formelle) si elle n’est pas accompagnée par une dissémination dans la société, dans ses structures institutionnelles et civiles (civiques) des pratiques et des attitudes relevant de la responsabilité de protéger. Comment une société, comment une culture peut-elle intégrer les normes et les valeurs de la responsabilité de protéger ? Ou, en d’autres termes, qu’y a-t-il de « naturel » ou d’évident dans cette opération en sorte qu’elle puisse être assimilée et assumée non seulement par quelques institutions de l’État et à titre exceptionnel, mais par les membres d’une société dans leurs pratiques quotidiennes ? La première réponse qui s’impose d’elle-même est que la conception de la responsabilité de protéger inclut des valeurs fondamentales et universelles comme le respect de la vie, une vie digne, l’interdit de tuer, etc. Mais si fondamentales et universelles qu’elles soient, ces valeurs (récupérées dans les différentes déclarations et doctrines des droits de l’Homme) n’arrivent pas à empêcher les crimes, les violences, les conflits. Il faut qu’elles puissent être intégrées dans un tissu de mécanismes politiques, juridiques, sociaux, civiques, éducationnels, religieux, dont l’action concertée et différenciée – selon l’âge, la catégorie sociale, la catégorie professionnelle, la croyance, etc. – décourage ou empêche même l’éclatement des événements tragiques. Le rapport cite quelques-uns de ces mécanismes, sans avoir la prétention et les moyens d’en épuiser la liste. Ainsi, d’une part, à l’intérieur de la société, on peut évoquer : une société civile dynamique, une presse indépendante et libre, des structures de recherche capables d’analyser les causes du déclenchement des violences, des programmes de formation, d’apprentissage et d’éducation, etc. D’autre part, il faut noter aussi que la communauté internationale peut à son tour participer de cet effort de rendre permanentes et effectives la prévention des conflits et la protection des populations à travers des leviers qui lui sont propres, et qui peuvent aller des pressions morales et diplomatiques confidentielles jusqu’aux discours explicites et directs, qui vont activer la rhétorique de la persuasion et de la dissuasion, des avantages et des inconvénients – qu’auraient les États à gagner ou à perdre (en termes même de gains et de pertes économiques) en commettant ou à l’inverse en s’interdisant de commettre des crimes relevant de la responsabilité de protéger. Enfin, toutes ces actions et efforts risquent de rester ponctuels et sans conséquences à long terme si elles/ils ne sont pas intégrés dans un processus de renforcement des capacités propres des États et des sociétés à diminuer le risque de crimes et de violences. Afin que ce processus puisse continuer dans le temps, il doit être cumulatif et comprendre un certain nombre de capacités transversales que le rapport énumère dans la partie consacrée au deuxième pilier de la responsabilité de protéger, « Assistance internationale et renforcement des capacités ». Parmi les cinq capacités évoquées par le rapport, insistons un moment sur la dernière, qui trouve par ailleurs son inspiration dans la pensée d’Amartya Sen, prix Nobel d’économie et auteur d’une riche réflexion sur la sécurité humaine dans les années 2000. L’économiste indien parle dans ses ouvrages de « capabilités » et ce terme repris de l’anglais traduit en fait ce que le rapport appelle « la capacité de reproduire des capacités », autrement dit l’absorption et l’enracinement dans la société de certaines valeurs, de certains comportements et compétences qui garantissent par eux-mêmes la possibilité de se reproduire dans l’espace et dans le temps. Dans cet exercice, un rôle majeur est joué par les institutions de formation et de recherche, dont l’importance a été souvent négligée par les institutions de l’État ou par les hommes politiques.
La Francophonie a la chance d’avoir développé depuis presque cinq décennies un réseau universitaire, académique et de recherche qui a impulsé dans ses différentes régions des réflexions, des programmes de formation et des actions de recherche autour de cette thématique de la sécurité humaine et plus récemment de la responsabilité de protéger.
À titre d’exemple, nous allons illustrer dans les pages qui suivent cette réflexion avec une synthèse réalisée en 2009 et 2010 par le collectif thématique « Figures de l’État et institutionnalisation du pouvoir » dans le cadre de l’Agence universitaire de la Francophonie. Cette synthèse n’a d’autre ambition que d’offrir aux institutions et aux décideurs de la Francophonie et de la communauté internationale un outil conceptuel, un point de vue sur les stratégies susceptibles d’être adoptées par les organisations internationales en vue de construire leurs actions prospectives autour de la responsabilité de protéger.
1 Éd. des archives contemporaines, Paris, 2009.
2 Mireille Delmas-Marty, Liberté et sûreté dans un monde dangereux, Paris, Seuil, 2010, p. 198.
3 Voir à ce sens l’excellente étude d’Étienne Balibar, « … la sûreté et la résistance à l’oppression », in Droit de cité, Paris, PUF, 1998, pp. 27-42.
4 « Sécurité humaine et droits de l’homme », in Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire international en question, éd. cit., pp. 33-41.
5 Notamment dans le sous-chapitre « Naissance d’une notion, genèse d’un principe », in Sécurité humaine et responsabilité de protéger. L’ordre humanitaire international en question, éd. cit., pp. 6-13.
6 Art. 2, pp. 3-4 du rapport.
CHAPITRE II.
Contribution du collectif thématique « Figures de l’État et institutionnalisation du pouvoir » au débat sur la responsabilité
de protéger1
Question centrale :
Dans quelle mesure est-il possible d’identifier des projets et des processus politiques pouvant conduire à des crises humanitaires graves (génocide, crimes de guerre, nettoyage ethnique, crime contre l’humanité) et susceptibles d’être diagnostiqués assez tôt pour permettre une stratégie de prévention efficace en temps voulu ?
Pouvoir
(gouvernance et
rapports des forces)
État
(institutions et
sphère publique)
Société-
communautés
(pratiques, valeurs et
représentations)
Autorité
(légalité et
légitimité)
Argument :
Le rapport du Secrétaire général des Nations unies, portant sur « La mise en œuvre de la responsabilité de protéger » du 12 janvier 2009, invite les chercheurs du monde entier à étudier les causes internes et externes qui font que des sociétés sombrent dans une violence qui déclenche très souvent des crises humanitaires. Un tel phénomène qui se produit sur un fond de ce que le rapport appelle « fractures sociales » et « carences institutionnelles » ne permet d’affirmer ni le caractère spontané ni la survenance « par hasard » des processus déclenchants. Des projets politiques, des processus sociaux, économiques ou autres – dont il conviendrait d’interroger la rationalité délibérative et les signes avant-coureurs – sont à l’œuvre sur le long terme. Ils relèvent très souvent, à la fois des formes d’institutionnalisation du pouvoir, des ruptures dans les rapports sociaux des forces, des mécanismes de la légalité et de la légitimité, de l’apparition de nouvelles figures de l’autorité politique et non-politique (sociale, religieuse, économique, etc.) avec des discours et des pratiques spécifiques.
Le collectif « Figures de l’État et institutionnalisation du pouvoir » se propose de réfléchir sur les critères qui permettent de déceler les choix politiques ou non-politiques qui peuvent provoquer des crises humanitaires graves, à travers une grille d’analyse qui tient compte de plusieurs indicateurs, dont : le rôle de l’État et des pouvoirs dans une société ; les discontinuités qui se produisent dans le fonctionnement des institutions, les tensions dans les pratiques sociales ; les déséquilibres dans les rapports de forces en société, etc.
Questions à traiter :
1. Quels sont les critères qui permettent de présumer qu’un choix délibéré de génocide, crime de guerre, nettoyage ethnique, crime contre l’humanité a été fait et a commencé à être mis en œuvre sous forme de préparatifs ?
La réponse à cette question devrait faire apparaître une convergence d’indicateurs tels que :
– le développement d’une propagande agressive, notamment dans les médias de grande diffusion (chaînes de télévision, radios) à l’encontre de certaines communautés ethniques, linguistiques ou religieuses ;
– l’existence et la diffusion de doctrines justifiant ces pratiques, la reprise de ces doctrines par certains responsables politiques ;
– la pratique d’arrestations arbitraires, la mise en place de milices directement ou indirectement contrôlées par les gouvernements ou par certains partis politiques, le soutien de l’armée (ou de la police) à ces milices, les exactions (expulsions de territoires, expropriations, violences aux personnes) à l’encontre des populations ciblées, la participation directe de l’administration, de la police ou de l’armée à ces violences ou à leur organisation (à leur logistique).
C’est la convergence de tels facteurs qui laisse présumer qu’un projet délibéré a été décidé ou est en train de prendre forme. Cette convergence, ainsi que la simultanéité de l’apparition de ces facteurs, ou encore leur mise en œuvre selon une succession ordonnée, crée un faisceau de présomptions. Toutefois, le projet peut prendre forme de manière progressive, alors que les violences ou les exactions ont déjà commencé. Dans ce cas, la cristallisation du projet est encouragée par la radicalisation des antagonismes, par l’absence d’opposition interne, par la faiblesse ou l’impuissance de cette opposition si elle existe, par l’absence ou l’insuffisance des réactions au sein de la communauté internationale.
a. Quels sont les critères qui permettent d’identifier un projet politique comme pouvant donner lieu à une crise humanitaire grave ?
Ces critères sont de trois ordres : 1) lois ou projets de lois visant soit à séparer les populations (apartheid, épuration ethnique ou linguistique, etc.), soit à les discriminer en réservant l’accès à certains services (par exemple l’éducation ou les établissements de santé) ou à certaines fonctions ; et d’une manière générale : lois ou projets de lois instaurant ou aggravant les inégalités ; 2) pratiques administratives, policières ou judiciaires instaurant des discriminations ou inégalités de ce type, en dehors de tout cadre légal ou en contradiction avec les lois en vigueur, liquidation d’opposants politiques, de journalistes, de militants syndicaux ou d’organisations de défense des droits civiques, etc. ; 3) discours publics visant à légitimer ces mesures : discours identitaires (racistes, etc.), discours fondamentalistes, discours de ressentiment ou de victimisation présentant certains groupes ou communautés comme victimes d’injustices ou de persécutions historiques de la part d’autres groupes ou communautés, à l’encontre desquels les premiers doivent se défendre ou prendre leur revanche, discours de bouc émissaire rendant certains groupes ou communautés responsables de crises économiques, sociales, identitaires, etc.
b. Quels sont les processus de nature non-politique (sociaux, économiques, communautaires, religieux) qui peuvent conduire à ce type de crise ?
Inégalités persistantes face à la loi et dans l’accès aux services publics (éducation, santé, etc.) ; arbitraire administratif ; impossibilité, pour les victimes d’exactions ou de dénis de droit d’obtenir justice des tribunaux ; antagonismes ethniques, religieux, linguistiques non « médiatisés » ou soustraits à la négociation, c’est-à-dire qui ne donnent pas lieu à des procédures d’arbitrage ou à des politiques de re-médiation (négociation) ou de compensation (mesures législatives pour protéger les droits de certaines communautés, politiques sociales et culturelles visant à réduire les inégalités, etc.) ; crises économiques qui intensifient ces tensions, soit qu’elles frappent préférentiellement certaines catégories sociales ou communautés, soit qu’elles favorisent le discours et la stratégie du bouc émissaire ; développement de pratiques et discours démagogiques de la part de certains partis politiques (notamment quand les chefs de parti, pour des raisons électorales, creusent les clivages ou attisent les tensions au lieu de les atténuer) ; restrictions ou suppression de la liberté de la presse (notamment d’opposition).
2. Comment identifier les seuils de discontinuités qui font basculer une situation de stabilité relative (allant du fonctionnement normal des pouvoirs publics et de la cohésion sociale jusqu’à des formes de tension ou de conflits plus ou moins maîtrisés) dans une situation de crise violente ?
La stabilité relative peut être caractérisée par l’absence de violences visibles. Une crise violente est caractérisée par des violences physiques perpétrées à grande échelle. À partir de là, on peut dire que les seuils de discontinuité qui mènent de l’une à l’autre sont définis par l’apparition de formes de violences intermédiaires, qui sont graduées qualitativement et quantitativement, c’est-à-dire selon des critères d’intensité et d’échelle. À titre d’esquisse, on peut identifier des seuils correspondant à l’apparition :
– de violences sociales : privation ou restriction de l’accès à certaines ressources : santé, éducation ; restriction dans l’accès à l’emploi ; restriction dans l’usage de certaines infrastructures (transports, communications), de l’alimentation en eau, électricité, etc. ;
– de violences aux biens : destructions de propriétés, de récoltes, d’infrastructures, etc. ;
– de violences aux personnes : intimidations, exactions, expropriations, arrestations et emprisonnements arbitraires, emprisonnement ou assassinat d’opposants politiques, de journalistes, de militants d’organisations de défense des droits de l’Homme ou de mouvements de droits civiques, etc. ;
– de violences du même type que dans l’alinéa précédent, mais perpétrées à l’encontre de communautés ou de groupes ciblés en tant que tels, à plus ou moins grande échelle, par des milices organisées ;
– soutien direct ou indirect de l’armée et/ou de la police à ces violences.
3. Quels sont les indicateurs signalant la nécessité de mise en place d’une stratégie de prévention soit par un dispositif d’aide aux États, soit en se substituant à eux pour le faire ? Si la prévention se fait par phase, quels sont les indicateurs qui signalent la nécessité de passer d’une phase à l’autre ?
Les indicateurs s’entendent ici comme des signes annonçant, de manière relativement précise, l’imminence d’une situation grave. Dans le cas qui nous concerne, il s’agit des signes qu’on peut considérer soit comme des déterminants, soit simplement comme des révélateurs d’événements de grande ampleur comme le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité.
D’une manière générale, les processus qui conduisent certaines sociétés à des crises humanitaires graves sont assez longs et se développent de manière graduelle. Les indicateurs ne se présentent pas sous la même forme à toutes les étapes du processus. De même, les indicateurs qui annoncent un génocide ou un nettoyage ethnique ne sont pas identiques à ceux qui laissent présager des crimes de guerre (ceux-ci n’étant possibles que quand une guerre est en cours) ou des crimes contre l’humanité.
On peut globalement distinguer (pour simplifier), deux grandes phases dans tout processus conduisant vers une crise humanitaire grave. Il y a une phase de relative confusion où certains facteurs sociaux et politiques apparaissent sans qu’il soit possible d’en déduire des prédictions certaines. Il y a une seconde phase, celle qui précède immédiatement les crises, où ces facteurs deviennent des indicateurs beaucoup plus précis qui ne laissent aucun doute sur l’imminence de la crise.
Par rapport à la première phase, le facteur principal est la manière dont les institutions publiques organisent la répartition des biens sociaux et politiques entre les différents groupes « ethniques » qui constituent la société. Si l’on définit ce facteur en termes d’indicateurs, on peut mentionner:
– la faible représentativité de certains groupes « ethniques » dans les institutions publiques (administratives et politiques) et la sur-représentation du groupe ethnique dont est issu le chef de l’État ;
– une discrimination manifeste dans les al********s des différentes ressources publiques (routes, écoles, hôpitaux, eau, électricité), les régions favorables ou proches du chef de l’État étant beaucoup mieux loties ;
– différenciations sociales visibles dans les grandes agglomérations (bidonville monstrueux et quartiers luxueux fermés).
Si ce facteur engendre des frustrations au sein des groupes les plus défavorisés ou les plus discriminés, ce sont ces frustrations qui à terme nourrissent des tensions particulièrement vives. Une stratégie de prévention peut dès lors être envisagée, qui consisterait à aider l’État à se doter de procédures administratives et politiques équitables de répartition des biens sociaux et politiques et à doter les régions défavorisées des infrastructures dont elles étaient privées.
Par rapport à la seconde phase (celle qui précède immédiatement les crises), on peut citer comme indicateurs :
– les manifestations de xénophobie à travers des tracts ou des médias privés ;
– l’apparition, dans le langage ordinaire, des métaphores guerrières ou belliqueuses ;
– la désignation des personnes appartenant à d’autres groupes en termes d’ennemis ;
– l’appel à la mobilisation contre les autres (indexés comme ennemis) ;
– l’ampleur des récriminations de certains groupes ethniques en direction du pouvoir central, et en direction des groupes proches de ce pouvoir.
De tels indicateurs font appel à une autre forme de prévention. Ils exigent notamment le passage d’un simple soutien à la réforme des institutions à une mobilisation plus politique (élection avec obligation de quotas de représentation des minorités, décentralisation, etc.), voire militaire : incitation des autorités politiques en place à prendre des mesures immédiates en vue de désamorcer les tensions sociales ; renforcement des dispositifs de sécurité publique ; mise en place de dispositifs d’intervention rapide.
4. Quels sont les mécanismes d’autoévaluation (faisant intervenir les institutions, les comités d’experts, les médias, le monde associatif, les ONG, l’opinion publique) que peuvent mettre en place les États en matière de prévention de crise humanitaire grave pour mieux assumer leur responsabilité de protéger ?
Rapports d’experts indépendants faisant l’objet de publications ; autoévaluation régulière des administrations conditionnant l’attribution et le renouvellement des crédits ; enquêtes ministérielles publiques ; partenariat avec les mouvements associatifs. D’une manière générale : garantie de la liberté de la presse et de la liberté de communication qui, d’une part, permettent le développement de la pensée critique spontanée, et d’autre part, assurent la publicité et la diffusion des débats, contribuant ainsi à la formation et à la vigilance de l’opinion publique.
5. Dans quelle mesure la Déclaration de Bamako s’inscrit-elle dans la logique de la prévention efficace en temps voulu ?
Le plan adopté par les auteurs de la Déclaration de Bamako témoigne de ce que leur objectif était moins de prévenir les crises humanitaires graves que de définir les grands principes auxquels la Francophonie institutionnelle est attachée, en matière de démocratie et de droits de l’Homme. Le ton général est celui d’un ****e pre******eur de bonnes pratiques plus que de détermination de seuils à partir desquels déclencher des systèmes d’*****e, sauf à interpréter chaque engagement et chaque pre******ion comme permettant de repérer en quelque sorte « en creux » ou par un raisonnement a contrario, les violations susceptibles de justifier des réactions collectives de la part de la communauté francophone. Pour autant, le cinquième point, celui qui organise l’action conjointe du Secrétaire général, du Conseil permanent de la Francophonie (CPF), du président de la Conférence ministérielle de la Francophonie et de la Délégation à la Démocratie et aux Droits de l’Homme, implique la détermination de critères clairs pour fixer les seuils à partir desquels les institutions de la Francophonie seront fondées à se mettre en branle. Ce sont quatre niveaux d’intervention que prévoit la Déclaration de Bamako.
Le premier peut être présenté comme un dispositif de veille. Il impose au Secrétaire général de se tenir informé en permanence de la situation de la démocratie et des droits et libertés dans l’espace francophone. Le deuxième niveau d’intervention relève du Secrétaire général et se déclenche en cas de crise de la démocratie ou de violations graves des droits de l’Homme. Il se traduit par deux types de mesures possibles : d’une part envoi d’un facilitateur, d’autre part envoi d’observateurs judiciaires. Le troisième niveau d’intervention, qui nous intéresse plus particulièrement ici, permet au CPF de prendre position s’il lui apparaît qu’il y a rupture de la démocratie et violations massives des droits de l’Homme. Il va donc condamner publiquement cette situation et exiger le rétablissement de l’ordre constitutionnel ou l’arrêt immédiat des violations des droits de l’Homme. Le Secrétaire général, par ailleurs, peut envoyer une mission d’information et de contacts dans le pays. Enfin, compte tenu du rapport et des commentaires, le CPF peut prendre toute une série de mesures qui ne sont pas qualifiées de « sanctions » mais qui s’y apparentent.
Il reste alors à déterminer, parmi les principes fondamentaux affirmés par la Déclaration de Bamako, parmi les conditions à rassembler pour leur mise en œuvre et parmi les engagements concrets souscrits par les ministres et chefs de délégation, ceux qui peuvent s’inscrire dans un processus de prévention. Cette recherche suppose de distinguer, d’une part, ce qui fait figure de conseils donnés aux gouvernements pour accompagner la démocratie et les droits et libertés, ce qui ne peut être interprété que comme des professions de foi auxquelles on souhaite adhérer sans être toujours pleinement convaincus de leur réalisme et ce qui apparaît comme relevant d’une conception maximaliste de la démocratie, d’un niveau jusqu’à présent jamais atteint nulle part, et d’autre part, ce qui constitue des exigences impératives.
Finalement, dans cette Déclaration de Bamako, ce qui frappe le lecteur, c’est la répétition des références à l’organisation d’élections libres et au respect de l’État de droit. Même si le grand nombre d’allusions à ces deux exigences présentées comme indissociables de la démocratie, des droits et des libertés constitue un critère insuffisamment convaincant, il n’en reste pas moins que les efforts mobilisés pour énumérer tout ce qui peut en garantir le respect ne peut relever du seul hasard. Ainsi en va-t-il des élections avec des pre******ions concernant le multipartisme, le statut de l’opposition, l’égalité des candidats, la liberté des campagnes électorales, la régularité du scrutin et notamment des opérations de dépouillement… et jusqu’à la promesse de financements publics. Ainsi en va-t-il également de l’État de droit avec des exhortations à la sécurité juridique, à l’indépendance de la magistrature, à la liberté du barreau, au contrôle de tous les établissements publics ou privés maniant des fonds publics… et jusqu’à la ratification des principaux instruments internationaux et régionaux relatifs aux droits de l’Homme. En somme, si l’on souhaite rechercher dans la proclamation de Bamako des éléments aptes à favoriser une logique de prévention en allant au-delà de la formule, un peu trop générale pour être facilement exploitable, sur l’atteinte plus ou moins importante à la démocratie et aux droits de l’Homme, c’est sans doute en se concentrant sur ce double aspect, celui des élections et de l’État de droit, que l’on peut trouver quelques éléments de réflexion
1 Auteurs : André Cabanis, Patrice Canivez, Ghania Graba, Ernest-Marie Mbonda, Ciprian Mihali.
اسم الموضوع : La responsabilité de protéger : une perspective francophone
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المصدر : كتب و مذكرات وأبحاث القانونية